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Tunisie : La fin des grands hommes, place au commun

Depuis la disparition de Béji Caïd Essebsi, les candidats à la magistrature suprême ne joueront plus aucun rôle symbolique. Ils ne seront pas des personnages de biographie, admis dans le panthéon scolaire pour représenter l’Etat-nation un et indivisible, ni ne seront affublés d’un surnom pittoresque et familier, tel celui de «Bajbouj» pour BCE.

Par Yassine Essid

En quittant l’hôpital militaire de Tunis, suite à une très sérieuse alerte, l’entourage d’un Béji Caïd Essebsi toujours aussi mal en point avait jugé bon de rassurer une opinion publique d’autant plus inquiète qu’elle n’avait été en rien informée sur la nature de sa maladie, ce qui, dans un contexte surmédiatisé, alimentait les rumeurs les plus noires. On avait alors organisé, par une grossière mise en scène, un petit jeu de rôle diablement habile sans artifice trop évident : derrière son bureau, un chef d’Etat particulièrement diminué mais qui aurait retrouvé en un bref instant assez de force et de lucidité pour recevoir et s’entretenir avec le ministre de la Défense.

Or, normalement, dans de tels cas, c’est au Premier ministre, détenteur du pouvoir exécutif, de lui rendre visite en premier pour l’informer de l’état présent et futur de la nation, ce qui n’exclut pas qu’il soit accompagné par Abdelkrim Zbidi ou par le ministre de l’Intérieur, Hichem Fourati, eu égard aux attentats terroristes meurtriers survenus, le 27 juin 2019, le jour même de l’hospitalisation du président de la République.

Un candidat putatif à la présidence «à l’insu de son plein gré»

Dans ce climat d’incertitude, générateur d’une série d’hypothèses sur l’après-Caïd Essebsi, il est clair que la scène «arrangée» de l’entrevue avait tout l’air d’une mise en selle longuement réfléchie d’un futur candidat à la présidentielle. Cela avait suffi à produire toutes sortes de supputations. Les mots passaient de l’un à l’autre, et certains se mettaient déjà à amplifier les chances du ministre de la Défense dans la course à la présidentielle. Le voilà subitement placé à la tête des candidats putatifs, s’emparant, «à l’insu de son plein gré», de toute l’attention des médias et de l’envie du public d’en savoir un peu plus sur sa personne.

Médecin de formation, il a préféré être serviteur de l’Etat. Tel un militaire courageux qui aurait mené une brillante carrière d’officier, il a servi tous les gouvernements depuis 1999, s’adaptant facilement aux régimes politiques successifs, traversant allégrement les gouvernements : celui de Ben Ali et de la «Troïka», la coalition dominée par le parti islamiste Ennahdha, avant de se rallier enfin à Béji Caïd Essebsi. Un parcours exemplaire accompli sans aucun état d’âme. Il est ainsi passé de la fonction de secrétaire d’État auprès du Premier ministre chargé de la Recherche scientifique et de la Technologie, à celle de ministre de la Santé publique.

Après le chute du régime, il est nommé ministre de la Défense nationale jusqu’à 2013. En juillet de la même année, il s’accommode, fait rare pour un ancien ministre régalien, d’un banal poste de chargé de mission au cabinet du ministre nahdhaoui de la Santé publique : Abdellatif Mekki. Le 6 septembre 2017, il fait son retour comme ministre de la Défense nationale, un poste qu’il conserve encore. Bravo l’artiste !

Comme tous les grands commis d’Etat, sa longue carrière avait modelé sa personnalité, car pour survivre dans ce milieu il faut partager ses valeurs : obéissance, patience, constance, faculté d’adaptation, versatilité de principes, jugements flottants, dérobades et compromis. Des faits d’armes incontestables. Mais ferait-il vraiment un chef d’Etat, et un bon ? On peut s’interroger.

Depuis la disparition de Béji Caïd Essebsi, les candidats à la magistrature suprême auraient beau avoir le sens de l’honneur (ce qui est rarissime), de la rigueur, de l’intuition, posséder un esprit de décision, être rompus aux affaires publiques et retiennent l’attention des médias, ils ne joueront plus aucun rôle symbolique. Ils ne seront pas des personnages de biographie, admis dans le panthéon scolaire pour représenter l’Etat-nation un et indivisible, mais celui de la société civile dans sa diversité et les individus de la quotidienneté. On usera à leur égard d’une déférence respectueuse, celle de «Monsieur le président», mais ne seront jamais affublés par les gens du surnom pittoresque et familier tel celui de «Bajbouj» pour BCE comme s’ils s’adressaient à un proche.

Présidentiable pour avoir été une personnalité effacée

Depuis cette entrevue, on n’a pas cessé de fabriquer à M. Zbidi une stature d’homme d’Etat doté de charisme. Or ce fameux charisme n’est jamais pensé comme le propre d’une personne, mais bien plutôt comme résidant au cœur d’une relation sociale dans un contexte de pouvoir. Cette relation implique un chef charismatique tel que perçu par les gens du commun, et ne s’arrête pas forcément à la volonté d’obéissance de quelques adeptes. Un président de la République demeure charismatique aussi longtemps que le peuple, toutes sensibilités politiques confondues, lui confère un tel statut en lui témoignant admiration et/ou respect, aussi longtemps que lui-même a foi en son autorité.

Au sujet de l’information selon laquelle il aurait l’intention de se porter candidat à l’élection présidentielle, Abdelkrim Zbidi avait évidemment commencé par opposer un démenti formel, mais admit elliptiquement quelques jours plus tard : «Je suis concerné si j’ai quelque chose à ajouter au pays». Une façon d’avouer à moindre frais qu’il n’était pas insensible à cette perspective. Enfin, sa récente décision de subir un bilan de santé semble indiquer qu’il a bien l’intention de s’engager dans la course.

Le voilà donc l’objet d’une surenchère. À quel titre? D’avoir été un ministre de la Défense? Mais il n’est après tout qu’un membre du gouvernement occupant une fonction régalienne, responsable de la préparation et de la mise en œuvre de la politique de défense. De plus, la Tunisie n’est pas en guerre, ni l’un de ces pays d’Afrique où le titulaire de ce poste est ministre dit «de force», c’est-à-dire disposant de formations armées.

Le chef des armées étant le président de la République. Serait-il plus présidentiable pour avoir été une personnalité effacée, un modèle d’intégrité et d’humanité, hors clans, contrairement à d’autres qui ont transformé la politique en faits divers, en anecdotes croustillantes, en histoire secrète dont on chercherait en vain les secrets?

Comme pour toutes les autres personnalités déjà pressenties pour cette fonction, Rahed Ghannouchi accueillit la nouvelle sans parti-pris jusqu’à la rendre, à dessein, indiscernable et ne fit qu’ajouter à la confusion : «Abdelkrim Zbidi, dit-il, est apte à se présenter à la présidentielle… comme d’autres».

Un abruti à chaque coin de rue qui veut être président

Devant le vide, incapables de prendre leur stress tout seuls, chacun s’arrange comme il peut. Nidaa Tounes prétend réserver son choix, Yassine Brahim votera pour à titre personnel. Quant à Omar Shabou, il a assuré le 26 juillet 2019, que M. Zbidi est la seule personnalité nationale suffisamment patriotique pour mériter le poste de président de la République et, qu’à ce titre, il accepterait de retirer sa candidature au profit du ministre de la Défense. Mais l’homme au costume blanc a une opinion bien erronée de ses aptitudes à la fonction de chef d’Etat qu’il entend si généreusement céder, ne serait-ce que sur le plan éthique. Il suffit de se rappeler sa pitoyable et indécente lettre ouverte à Béji Caïd Essebsi, publiée en septembre 2015, et ses révélations concernant alors l’état de santé du candidat de Nidaa Tounes à la présidentielle, en déclarant qu’il préférerait soutenir «un candidat qui a une prostate intacte» désignant par là Mustapha Kamel Nabli. De tels propos d’un homme, peu crédible, insolent à souhait, ne peuvent que nuire à M. Zbidi.

On raconte qu’un poulet et un cochon discutaient de leur contribution à la table du petit-déjeuner du fermier. La poule se lamentait de devoir donner ses œufs. Le cochon a répondu : «Oui, mais pour vous, ce n’est qu’un petit sacrifice. Pour moi, c’est un engagement total!». C’est un peu l’histoire de Youssef Chahed. Sa campagne électorale, qui devait être celle de l’élan national et de la consécration personnelle est partie sous de mauvais auspices. D’ailleurs, il ne sait plus où il en est. Longtemps soutenu par Ennahdha comme la corde pour un pendu, maintenu sous surveillance et fortement fragilisé par le cas M. Zbidi, accablé d’un parti qui bât fortement de l’aile, il a été débouté de ses prétentions de rassemblement en se heurtant aux fins de non recevoir de Machrou et du Al-Badil. Il sera probablement acculé demain à opter, faute de mieux, pour la présidentielle.

Or là aussi tout dépend du choix d’Ennahdha. En attendant, et à deux mois des échéances, il fit appel aux compétences de Lazhar Akremi en le nommant ministre, mettant ainsi à profit les vociférations d’un aboyeur grossier.

Par ailleurs, la campagne électorale excusant tous les abus, il a prit à son service la présidente du conseil central du parti Al-Machrou, Watfa Bélaïd, comme conseillère à la présidence du gouvernement. Un autre que lui aurait dénoncé là un flagrant délit de conflit d’intérêts.

Enfin, on nous reprochera de ne pas mentionner le cas Néji Jalloul.

Souffrant d’une profonde dépression, isolé, trahi et orphelin, dont le destin politique est compromis malgré ses effets d’oracle, il s’est engagé à se faire soigner en se portant candidat à la présidentielle après consultation de sa femme et de sa fille qui rêvaient depuis longtemps d’un séjour de cinq ans, «all inclusive», au palais de Carthage.

Il faut maintenant se rendre à la triste évidence, spécialement après la disparition de Béji Caïd Essebsi. Il y a dans cette campagne un abruti à chaque coin de rue qui veut être président en totale indifférence à la nature d’une fonction qui est un défi permanent à relever et qui n’a rien d’une sinécure.

D’ailleurs la présentation des photos des candidats dans les organes de presse tient davantage à l’affiche d’avis de recherche qu’à la promotion auprès d’un électorat désemparé d’aspirants à la fonction de président de la République qui n’ont strictement rien à proposer. Certains sont des inconnus, d’autres sont mieux connus, surtout par leurs graves écarts de conduite. Une autre catégorie, sans envergure, est devenue le modèle même de la dégénérescence du penser politique dans un système chaotique et dépravé. Mais tous, sans exception, ignorent l’impénétrable opacité du social et la complexité d’un monde qu’on ne peut plus penser dans les catégories d’hier et sur lequel on ne peut pas davantage agir comme avant.

Le président de la république, un personnage purement ornemental veillant aux solennités nationales

Or bien que mi-présidentiel, ce régime n’accorde pas au président de la République qu’un rôle purement ornemental, où il ne serait appelé qu’à exercer personnellement la présidence des solennités nationales. Il s’agit d’une magistrature d’influence variant au gré des hommes et des circonstances. Il nomme le Premier ministre et met fin à ses fonctions sur la présentation par celui-ci de la démission du gouvernement et appartient à lui seul de dissoudre l’Assemblée. De plus, il concourt activement au dénouement des crises ministérielles. Investi personnellement de la confiance populaire par un vote au suffrage universel, il est habilité à prendre toutes les mesures que les circonstances exceptionnelles exigent : menace à l’indépendance de la nation, à l’intégrité du territoire, aux institutions de la République, au respect des engagements internationaux.

On l’aura compris, depuis l’avènement de la démocratie dans ce pays, les politiques, ça va, ça vient, ça gesticule. Le langage de la liberté est devenu celui de l’incohérence, de la manipulation, celui du vrai et du faux, du faux plus que du vrai.

Depuis la libéralisation des institutions, tout est tombé en désuétude : l’éducation, la culture, la morale publique, le respect de l’engagement pris, de la nécessité du dialogue, de la préférence de la vérité au mensonge, de la loyauté à la perfidie.

La contestation systématique est devenue récurrente sous forme d’une clochardisation de la parole, une inféodation à tel ou tel groupe tribal surnommés partis politiques.

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