Invité par le Cercle Kheireddine et le Forum Ibn Khaldoun pour donner une conférence sur la soutenabilité de la dette tunisienne et la capacité du pays à continuer à emprunter et à se développer, Abdelhamid Triki, ancien ministre du Plan et de la Coopération internationale, a estimé que si rien n’est fait pour engager les réformes structurelles souhaitées, la Tunisie risque d’être insolvable et de recourir au Club de Paris pour rééchelonner sa dette.
Par Khémaies Krimi
Selon l’expert financier, qui parlait lors d’une rencontre le 18 janvier 2020, à Tunis, «le taux d’endettement en proportion du PIB a pratiquement doublé passant de 37% en 2010 à 72,4 % en 2018. La période de transition a été marquée par un recours massif à l’emprunt extérieur pour faire face à la forte expansion des dépenses publiques et à l’importante détérioration de la balance des paiements».
À l’origine de cette situation, il a cité la baisse drastique, durant la période 2011-2018, de deux facteurs déterminants pour la soutenabilité de la dette, la croissance du PIB (une moyenne de 1,7%par an) et les exportations avec le recul des secteurs pourvoyeurs de devises : recettes du tourisme, ventes d’hydrocarbures et de phosphate à l’étranger.
«Compte tenu de ces évolutions, on peut dire qu’en recourant à deux reprises aux facilités du Fonds monétaire international (FMI) pour pouvoir mobiliser les ressources nécessaires, la Tunisie a atteint le seuil de la non-soutenabilité de sa dette extérieure», a affirmé M. Triki.
Les deux choix qui s’imposent
Pour remédier à cette situation, l’expert pense que la Tunisie a deux choix : «soit créer les conditions de soutenabilité pour que le remboursement de la dette baisse à des niveaux tolérables. Ceci implique le renversement de la tendance observée au niveau de l’évolution du taux d’endettement, à travers la relance de la croissance et la limitation du recours à l’emprunt (amélioration de situation de la balance des paiements). Soit le recours à l’austérité qui s’imposera avec la réduction des dépenses courantes (compensation, salaires…), donc avec des actions sévères très difficile à mettre en œuvre pour des considérations politiques et sociales».
M. Triki pense que l’option pour des programmes que la Tunisie aura à prendre de façon souveraine sera de loin moins douloureuse que le recours au rééchelonnement de la dette, une pratique onéreuse qui consiste à contracter de nouveaux crédits pour payer une ancienne dette et à prendre, sous la contrainte des bailleurs de fonds, des mesures d’austérité encore plus sévères.
Par-delà ce diagnostic, M. Triki a proposé une stratégie articulée autour de trois scénarios pour redresser la situation et sortir la Tunisie de ce pétrin.
Relancer la croissance
Le premier scénario se propose de relancer la croissance et de stimuler les exportations. «Cette relance de la croissance sera assurée, d’après M. Triki, grâce à une meilleure exploitation des ressources et des atouts dont dispose la Tunisie, notamment, dans les secteurs de l’économie numérique, du tourisme, de l’énergie mais également dans des secteurs porteurs comme la santé et l’enseignement supérieur privé».
«Ceci requiert, a-t-il noté, un développement soutenu des investissements, en particulier des IDE ce qui constitue un enjeu majeur après le fléchissement observé ces dernières années (taux d’investissement au dessous de la barre de 19% en 2018 et 2019 contre 24% en 2010)».
La stimulation de l’exportation, à travers l’amélioration de la compétitivité de l’économie, est nécessaire également pour améliorer les ressources propres en devises, réduire le déficit courant de la balance des paiements et limiter les besoins en crédits extérieurs.
Pour y parvenir, M. Triki propose comme pré-requis une amélioration significative du climat d’investissement par le biais de l’optimisation de la loi transversale sur l’investissement, le dialogue social pour surmonter les malentendus, notamment avec l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), et la réforme de l’administration et sa digitilisation (recours aux nouvelles technologies). Il a plaidé aussi pour le développement des services logistiques de transport et le renforcement du secteur bancaire à travers l’augmentation de ses concours à l’économie, évalué à 74% du PIB en 2014 contre 120% en moyenne pour les pays de l’OCDE.
Le deuxième scénario est axé sur la rationalisation des dépenses courantes. M. Triki fait remarquer, à ce propos, que la réduction du déficit courant dans la perspective de la reprise des investissements implique impérativement le développement de l’épargne nationale qui a baissé drastiquement depuis 2011. Son taux étant passé de 19% en 2010 à 8% en 2018. Il s’agit, également, d’instituer des incitations pour encourager les ménages à épargner. «Ceci nécessite, relève M. Triki, le rétablissement de la confiance des ménages envers le placement financier. Simultanément, des mesures devront être prises pour décourager l’importation de produits de luxe».
Autre réformes proposées : la rationalisation des dépenses de fonctionnement (compensation et salaires) et la restructuration des entreprises publiques.
Pour une mobilisation de ressources en devises non génératrices de dette
Le troisième et dernier scénario porte sur la diversification des ressources de financement et sur la mobilisation des ressources non génératrices de dette, notamment des recettes de privatisation en devises d’IDE et des actions pour assurer un refinancement adéquat de certaines dettes (notamment les crédits obligataires).
Pour les recettes de privatisation, l’expert a proposé deux ou trois opérations de privatisation telles qu’une banque et la régie du tabac, permettant de générer des recettes de 4 milliards de dinars.
Pour les IDE, M. Triki recommande d’attirer des investisseurs étrangers, et particulièrement les Chinois, en aménageant des zones industrielles adaptées aux standards internationaux et en adoptant le projet de loi d’urgence économique qui pourrait être un important accélérateur de réalisation de grands projets à forte valeur ajoutée en particulier dans les zones de développement régional.
Et pour ne rien oublier, M. Triki a suggéré de mettre en œuvre un plan d’action à court terme pour rétablir le rating de la Tunisie avant 2011 qui conférait à la Tunisie le statut d’«Investment grade» lequel permettra de refinancer une partie de la dette aux conditions les plus favorables notamment en matière de maturité (15 ans et plus).
Par-delà la pertinence de ces propositions, elles demeurent limitées en ce sens où le talon d’Achille de la dette tunisienne réside essentiellement dans sa mauvaise gouvernance. Ainsi, l’idéal serait pour le futur gouvernement de se pencher sur la mauvaise gestion de la dette tunisienne et d’accélérer la mise en place d’une agence spécialisée dans sa gestion à l’instar de l’Agence France Trésor.
Avec la nouvelle structure dont l’idée remonte à 2009, le professionnalisme devrait, en principe, prévaloir en ce sens où cette agence sera en mesure de calculer le risque de la dette, de choisir le moment de contracter toute dette, dans quelle monnaie (en euro, en dollar ou en yen japonais), auprès de quel bailleur de fonds, à quelle maturité et dans quelles conditions (court, moyen et long termes).
Donnez votre avis