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Esclavage, colonisation et racisme : Se ré-approprier l’histoire

Les statues du Cardinal Lavigerie et de Jules Ferry, symboles de la colonisation, à l’entrée de la principale avenue de Tunis, déboulonnées au lendemain de l’indépendance de la Tunisie, en 1956.

Dans le sillage du mouvement «Black Lives Matter», renaît un mouvement de décolonisation de l’histoire renouant avec un courant intellectuel émancipateur étouffé sous le politiquement correct.

Par Hassen Zenati

Un vent libérateur et salutaire pour une coopération sur un même pied d’égalité entre les peuples et la paix, souffle ces derniers jours sur les grandes places européennes et américaines, déboulonnant les statues de héros d’une histoire écrite contre les peuples, qui l’ont subie par le feu et le sang, et sans eux. La présence des «grand hommes» est enfin contestée dans l’espace public, car ils incarnent les affres de l’esclavage ou du colonialisme glorifiés en leur temps comme des mouvements rédempteurs contre la «barbarie des races inférieures».

Les antiracistes passent à l’action

Dans le sillage du mouvement de protestation antiraciste mondial Black Lives Matter (Les vies noires comptent) contre le meurtre du jeune noir George Floyd aux Etats-Unis, étouffé sous le genou d’un policier, les manifestants ont déboulonné et jeté à l’eau à Bristol, au Royaume-Uni, la statue d’Edward Colston, sinistre marchand d’esclaves britannique du 17e siècle.

En Belgique, c’est la statue de l’ancien roi des Belges, Léopold II, qui a été retirée d’un square à Anvers pour être remisée dans un musée. Léopold avait reçu en cadeau indu le Congo, un continent et un «scandale géologique», selon les géographes, de la conférence de Berlin sur le partage colonial de l’Afrique (1884-1885) pour en faire son domaine personnel.

En Écosse, la statue du premier vicomte Melville, Henry Dundas, qui avait œuvré à retarder l’abolition de l’esclavage, a été recouverte de graffitis. À Oxford, celle du colonialiste Cecil Rhodes, père spirituel de l’apartheid, continue à susciter la controverse depuis 2016, les autorités refusant obstinément qu’elle soit retirée de son socle. En revanche à Londres, à l’initiative du maire d’origine pakistanaise Sadiq Khan, la statue de Robert Milligan, planteur esclavagiste du XVIIIe siècle, a mordu la poussière. Devant le Parlement de Londres, une inscription en noir a été apposée sur le socle en granit de la statue de l’ancien Premier ministre Winston Churchill : «Winston Churchill était raciste».

Les «bienfaits de la colonisation» ne trouvent plus preneur

Aux Etats-Unis, ce sont les chefs confédérés, qui avaient provoqué la guerre se sécession en s’opposant par les armes à l’abolition de l’esclavage, qui sont dans le collimateur des antiracistes, alors qu’en France se trouvent sur la sellette les statues du général Gallieni (Place Vauban à Paris), boucher de Madagascar, qui réprima dans le sang une révolte conduite par Ranavalona III, dernière reine de l’île. Chassée de son pays, qu’elle ne reverra plus jamais, elle terminera sa vie en exil à Alger. Est concernée aussi la statue de Colbert à l’entrée de l’Assemblée nationale. L’un et l’autre ont tenu un rôle important dans la traite des Noirs, la colonisation et les guerres coloniales.

Pour Sadiq Khan: «Nous ne devrions pas commémorer ou faire mémoire des personnes qui ont été esclavagistes», ou tenants de l’ordre colonial, au nom de valeurs prétendues morales, qui cachaient mal des intérêts économiques sordides sonnant et trébuchants.

Quoi qu’en pensent aujourd’hui les adeptes révisionnistes des «bienfaits de la colonisation», qui avaient failli passer leur idéologie infâme en loi de la République française en 2005, sans la réaction vigoureuse des historiens. Une nostalgie exprimée de nouveau en 2007 par le président Nicolas Sarkozy: «Le rêve européen […] s’est rétréci quand s’est brisé le rêve qui jeta jadis les chevaliers de toute l’Europe sur les routes de l’Orient, le rêve qui attira vers le sud tant d’empereurs du Saint Empire et tant de rois de France, le rêve qui fut le rêve de Bonaparte en Egypte, de Napoléon III en Algérie, de Lyautey au Maroc. Ce rêve qui ne fut pas tant un rêve de conquête qu’un rêve de civilisation», déclarait-il à Montpellier, le 3 mai 2007. Il récidivait, le 26 juillet 2007, à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, dans un discours s’adressant à la jeunesse africaine, dans lequel il lui signifiait que «l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire».

La conquête de l’homme blanc ne fait plus rêver

Les Américains ont confié à Hollywood le soin de revisiter l’histoire horrible de l’extermination de millions de peaux rouges, restituée dans des westerns en épopée glorifiant la conquête de l’homme blanc sur ces peuples réduits à néant, entassés dans des réserves sans nom, livré à «l’admiration» des touristes qui veulent bien s’y rendre.

Les antiracistes ont aussi contraint Amazone de retirer de ses rayons le roman le plus lu dans le monde : ‘‘Autant en emporte le vent’’, de Margaret Mitchell, aux relents racistes, et pour le moins paternalistes, présentant l’esclavage sous un jour radieux. Amazon a même dû reconnaître que : «‘‘Autant en emporte le vent’’, est un produit de son temps. Il dépeint certains préjudices raciaux et ethniques qui ont, malheureusement, été monnaie courante dans la société américaine. Ces représentations racistes étaient injustes à l’époque et le sont encore aujourd’hui, et nous estimons que garder ce film sans une explication et une dénonciation de ces représentations était irresponsable».

La violence revêtue du nom hypocrite de civilisation

C’est sans doute le Français Jules Ferry, qui, avant le Britannique Rudyard Kipling, chantre du «fardeau de l’homme blanc» en 1899, a le mieux résumé le récit historique dominant, confectionné sur mesure pour justifier la colonisation dans toutes ses horreurs.

En juillet 1885, quatre ans après l’imposition du protectorat français à la Tunisie, il décrétait du haut de la tribune de l’Assemblée nationale française à l’occasion d’un discours appelant à la la conquête du Tonkin (Viet-Nam): «Il faut parler plus haut et plus vrai ! Il faut dire ouvertement qu’en effet les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures. Je répète qu’il y a pour les races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures. Ces devoirs ont souvent été méconnus dans l’histoire des siècles précédents, et certainement quand les soldats et les explorateurs espagnols introduisaient l’esclavage dans l’Amérique centrale, ils n’accomplissaient pas leur devoir d’hommes de race supérieure. Mais de nos jours, je soutiens que les nations européennes s’acquittent avec largeur, grandeur et honnêteté de ce devoir supérieur de la civilisation.» S’attirant une réplique cinglante de Georges Clemenceau : «N’essayons pas de revêtir la violence du nom hypocrite de civilisation. Ne parlons pas de droit, de devoir. La conquête que vous préconisez, c’est l’abus pur et simple de la force que donne la civilisation scientifique sur les civilisations rudimentaires pour s’approprier l’homme, le torturer, en extraire toute la force qui est en lui au profit du prétendu civilisateur. Ce n’est pas le droit, s’en est la négation!»

Les indépendances déboulonnent les statues de l’ordre colonial

Dès les premiers jours de l’indépendance en Tunisie, la statue de Jules Ferry, érigée en 1899 à l’entrée de la grande avenue centrale de Tunis, a été descendue de son piédestal. Elle montrait une bédouine perchée sur la pointe des pieds faisant offrande de sa maigre récolte à son «bienfaiteur» et un exploitant agricole européen les bras puissants croisés sur son outil de travail, regardant avec admiration le représentant de cette «race supérieure» qui les unit.

L’avenue, qui portait le nom de la France, a été rebaptisée avenue Habib Bourguiba. La statue du Cardinal Lavigerie, venu évangéliser les Tunisiens, brandissant une immense croix sur la place Bab B’Har, à l’entrée de la Médina de Tunis, connut le même sort. Dans la région de Bizerte, à la demande des résistants de la ville, Ferryville, ville garnison, créée de toute pièce au début du XXe siècle autour d’un arsenal de la marine de guerre française, a été à son tour rebaptisée Menzel Bourguiba, et sa principale avenue, l’avenue de France, prit le nom d’avenue du 3-Août 1903, en hommage au libérateur de la Tunisie.

L’Algérie et le Maroc ont suivi la même démarche, déboulonnant les statues de l’ordre colonial et donnant des noms de résistants à leurs rues, boulevards et avenues. La statue du Duc-d’Oléans, érigée en 1845 à Alger sur la Place du Gouvernement (actuelle Place des Martyrs) qui donnait ostensiblement le dos, dans une posture manifeste de mépris, à la mosquée de la Pêcherie, fut la première à quitter son socle pour Neuilly, en région parisienne. Un diplomate français a fait un inventaire minutieux de ces statues rapatriées en France, sous le titre plein de nostalgie pour la présence française au Maghreb : «Monuments en exil».

Mais au-delà de ces actes symboliques, qui participent d’une pédagogie nationale, les Tunisiens doivent aussi se réapproprier leur histoire, comme le font aussi les historiens marocains et algériens.

Dès 1965, l’universitaire algérien Mohammed Chérif Sahli appelait à «décoloniser l’histoire», en s’appuyant sur des faits historiques précis pour mettre en exergue les altérations du récit historique colonial, alibi des colonisateurs, à l’usage des colonisés. Lyautey, qui passe pour être l’homme qui a modernisé le Maroc, est aussi celui qui a le plus joué sur le «diviser pour régner» afin de briser l’unité de la société marocaine, en érigeant un mur entre ses deux composantes essentielles, Al Makhzen et Al-Siba. S’il n’a pas, dit-on, sacrifié lui-même au mythe berbère, c’est en application d’une de ses directives de 1914, que ses successeurs ont fait promulguer en 1930, le «Dahir Berbère», de sinistre mémoire, visant à créer un séisme dans la société marocaine. Il fut rejeté par les populations Amazigh au cours de mémorables séances nocturnes de récitation du Latif, se terminant par des prières et des prêches implorant Dieu de leur épargner toute division avec leurs frères arabes.

Les Tunisiens et la décolonisation du récit historique colonial

Les Tunisiens sont invités jusqu’à nos jours, à ne voir que la splendeur des monuments laissés sur leur terre par les Romains, en occultant le fait que ces derniers avaient détruit et brûlé Carthage et semé du sel dans la ville pour qu’elle ne renaisse jamais de ses cendres. Le modèle colonial romain, établissant une stricte hiérarchie entre colons venus du reste de l’Empire en conquérants et indigènes asservis, servira quelques siècles plus tard de modèle au colonialisme français aussi bien en Tunisie qu’en Algérie. Saint Augustin, qui officia longtemps à Carthage, mena une répression implacable et féroce contre les berbères adeptes du donatisme, déclarés hérétiques par l’Eglise de Rome. Les Vandales dévastèrent les territoires du Maghreb comme jamais aucun autre peuple avant eux, pourtant ce sont les Béni-Hilal, instrument d’une perfide et mesquine vengeance du gouverneur fatimide du Caire, qui, dans l’histoire coloniale, passent pour être les Vandales. On peut poursuivre longtemps ces remises à jour.

Rares sont ceux doutent que le récit historique colonial doit être décolonisé. Beaucoup s’y sont mis avec ardeur, malgré quelques relents de soumission intellectuelle de la part de ceux qui se sentent d’autant plus «civilisés» qu’ils se rapprochent des anciens colonisateurs, de leur mode de vie et de pensée.

En fait, l’histoire de la Tunisie a été falsifiée de mille et une manières, depuis le lointain «Nos ancêtres les Gaulois», que les jeunes générations n’ont pas connus, jusqu’au plus proche, voulant nier son appartenance à l’aire culturelle arabo-musulmane, et lui déniant le droit de recouvrer son identité à travers la promotion de la langue arabe, marqueur essentiel de cette identité.

Les manifestations antiraciste, qui sont aussi le signe d’une volonté de réappropriation de l’histoire par des populations qui en ont été exclues, est une occasion unique d’une nouvelle prise de conscience dans un monde où règne le culte de l’instantanéité, faisant une belle place aux mémoires courtes.

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