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Libye : bras de fer franco-turc en Méditerranée

Patrouilleur turc en Méditerranée.

Il s’en est fallu de peu très pour que le canon tonne en Méditerranée, à quelques miles des côtes tunisiennes. L’incident a été rapidement circonscrit. Il n’a pas fait beaucoup de bruit. Mais les marines française et turque ont failli en venir aux mains en Méditerranée autour d’une cargaison d’armes que les Turcs étaient en train de livrer à Tripoli, en violation de l’embargo sur les armes.

Par Hassen Zenati

L’incident inédit, révélé par le magazine français ‘‘Valeurs Actuelles’’, a mis aux prises entre le 19 et le 24 mai 2020, les marines de guerre française et turque. Il tournait autour de la livraison par la Turquie d’une cargaison d’armes à ses alliés du Gouvernement d’entente nationale (GEN) de Libye, en violation de l’embargo international sur les armes institué en 2011 après la chute du colonel Mouammar Kadhafi.

Les armes étaient chargées sur un cargo battant pavillon tanzanien affirmant se rendre à Gabès, en Tunisie, après une escale en Turquie. Au cours du trajet, il été traqué par un bâtiment de la marine de guerre française, en patrouille dans la région, qui venait de constater qu’il avait désactivé son système satellite anti-collisions (AIS) et maquillé ses identifiants pour ne pas être reconnu.

Des armes américaines et des mercenaires de Syrie

À peine s’en est-il approché pour un complément d’information, qu’il était rejoint par deux frégates turques qui ont refusé que le cargo tanzanien soit inspecté. Le bâtiment français n’insiste pas, mais poursuit sa traque. Le 28 mai, le cargo tanzanien accoste sans encombre à Misrata (Libye), où il débarque des véhicules semi-remorques, du matériel camouflé sous bâches, des véhicules blindés et des armements lourds : chars M-60 et missiles Hawk anti-aériens de fabrication américaine, en même temps qu’un contingent de mercenaires islamistes recrutés sur le front syrien, selon ‘‘Valeurs Actuelles’’.

Quelques jours plus tard, bis repetita : le même cargo tanzanien effectue le même trajet entre la Turquie et la Libye, mais il est cette fois escorté par deux frégates de la marine de guerre turque et survolé par un avion de chasse. Lorsque la frégate de la marine française Colbert entame une approche pour, semble-t-il, arraisonner le cargo tanzanien, elle est vite prise en chasse par une frégate turque, qui procède à une illumination radar de l’unité française, signifiant, en langage militaire, qu’elle est prête à faire feu. «Dans les armées françaises, l’illumination radar est considérée comme un acte de guerre, car c’est la dernière action avant l’ouverture du feu. En théorie, cela provoque le déclenchement immédiat du feu de celui qui est illuminé», explique un militaire français cité par ‘‘Valeurs Actuelles’’.

On serait ainsi passé à un cheveu d’une canonnade en pleine Méditerranée, avec les conséquences désastreuses qui auraient pu en découler pour la paix précaire dans la région, d’autant plus que les deux protagonistes sont membres de l’Otan, et en principe alliés.

Démonstration de force de la marine turque

L’incident est survenu quelques jours après une «démonstration de force» de la marine de guerre turque en Méditerranée orientale, engageant 8 frégates et corvettes, 17 avions F16 et un nombre important d’hélicoptères. Pour Paris, nul doute qu’il s’agit d’«un acte extrêmement agressif qui ne peut pas être l’acte d’un allié vis-à-vis d’un navire de l’Otan». Le ministère français des Armées a affirmé qu’il ne pouvait «accepter qu’un allié se comporte comme cela contre un navire de l’Otan, sous commandement Otan, menant une mission Otan». La ministre française des Armées, Florence Parly, a promis de «mettre les points sur le i sur l’attitude turque dans le conflit libyen», lors d’une réunion mercredi des ministres de la Défense de l’Otan.

La situation en Méditerranée figurera en tête du menu des discussions entre le président français Emmanuel Macron et le président Kaïs Saïed, attendu lundi prochain, 22 juin, à Paris, pour sa première visite officielle dans un pays européen.

Pour Ankara, qui les a rejetées, les critiques de la France illustrent «l’obscure et inexplicable» politique française en Libye, qui, à ses yeux, a «exacerbé la crise» dans ce pays.

«Le soutien que la France a fourni au putschiste et voyou Haftar (Khalifa Haftar, chef de l’Armée nationale libyenne, ANL), qui cherche à imposer un régime autoritaire en renversant le gouvernement légitime, et qui a ouvertement annoncé qu’il ne voulait pas d’une solution politique, a exacerbé la crise en Libye. L’approche de la France a encouragé Khalifa Haftar dans la recherche d’une solution militaire, accroissant la souffrance et la détresse du peuple libyen», a-t-il attaqué. Il a estimé que «le plus grand obstacle à l’instauration de la paix et de la stabilité en Libye est le soutien apporté par la France et certains pays aux structures illégitimes (libyennes), en violation des décisions du Conseil de sécurité de l’Onu. Alors que les activités de la Turquie en Libye sont légitimes, la France poursuit des actions sombres, comme en Syrie, en jouant les sous-traitants pour le compte de certains pays de la région. Se comporter de cette façon avec un allié de l’Otan est inacceptable». Ankara a réitéré sa volonté de poursuivre son soutien au GEN, afin de «rétablir durablement la paix et la stabilité» en Libye.

Erdogan se sent en position de force

Cette tension franco-turque en Méditerranée est allée crescendo. Elle se déroule sur fond de guerre interminable en Libye, entre deux camps rivaux, patronné l’un par la Turquie et le Qatar et l’autre par l’Egypte, les Emirats arabes et l’Arabie Saoudite, avec en sous-main la France et la Russie. Chacun de ces parrains poursuit des intérêts propres : géopolitiques pour les uns, en raison de la place stratégique de la Libye au sud de la Méditerranée et au carrefour des bassins oriental et occidental de celle-ci (Russie et France), économique eu égard aux richesses pétrolières et gazières du pays (Turquie, France), ou idéologiques contre les «Frères musulmans» pour les Emirats et l’Arabie saoudite, et en opposition aux salafistes islamistes s’agissant de Qatar.

Depuis qu’il a puissamment aidé militairement le GEN a mettre en déroute le maréchal Haftar aux portes de Tripoli, qu’il voulait prendre d’assaut pour y installer son pouvoir, le président turc Recep Tayyep Erdogan se présente en position de force face aux adversaires du GEN. D’autant qu’il semble bénéficier de l’appui discret de Washington, qui vient, après Ankara et le GEN, de rejeter le «plan de paix» concocté au Caire, sous l’égide du maréchal Abdelfattah Sissi, après la mise hors jeu de Haftar, et à qui il ne déplairait pas de tirer les marrons du feu lorsque les canons se sont tus. Le président Erdogan s’est même senti conforté dans un entretien téléphonique qu’il a eu depuis avec le président des Etats-Unis, Donald Trump, dans lequel ce dernier lui proposait d’«ouvrir un nouveau chapitre dans les relations entre les deux pays en poursuivant leur coopération étroite en Libye».

Avec, vraisemblablement, le feu vert des Américains, Ankara est en train de négocier avec le GEN l’installation de son corps expéditionnaire, renforcé de mercenaires islamistes venus de Syrie, dans deux bases libyennes : Misrata et Watiya, à une trentaine des frontières tunisiennes, reprise au maréchal rebelle.

Erdogan et le GEN estiment, désormais, que Haftar n’est plus habilité à s’asseoir autour d’une table de négociation pour discuter de paix. Pour le ministre de l’Intérieur du GEN, Fathi Bachagha : «Il n’y a plus de place pour le chaos et les enchères au nom de la révolution en raison d’intérêts sectaires étroits, ni de place pour les criminels de guerre désireux de prendre le pouvoir par la force des armes». Le maréchal Haftar est accusé de «crimes de guerre», notamment à Tarhouna, reprise il y a quelques jours par les troupes du GEN.

La paix n’est pas au bout du tunnel

Dans un rapport publié sur son site, l’ONG Human Rights Watch (HRW) réclame une enquête urgente, en affirmant détenir des «preuves apparentes» que des troupes de Khalifa Haftar ont «torturé et exécuté sommairement» des Libyens et des combattants du GEN. L’ONG ajoute que des vidéos, «enregistrées et partagées sur les réseaux sociaux en mai 2020», montrent des combattants, qu’elle affirme avoir identifiés comme étant liés au général Haftar, se livrant à de tels actes. «La torture des détenus et l’exécution sommaire des combattants capturés ou qui se sont rendus sont des crimes de guerre», rappelle-t-elle.

Le GEN, dirigé par Fayez Sarraj, reconnu par la communauté internationale, a pour sa part saisi le Conseil de sécurité de l’Onu pour réclamer une enquête sur au moins 11 charniers découverts dans la ville de Tarhouna (80 km de la capitale), reprise le 5 juin par les forces qui lui sont loyales. Plusieurs ONG ainsi que la mission de l’Onu en Libye, se déclarant «horrifiées» par l’ampleur des crimes commis, ont également demandé une enquête sur ces charniers où auraient été entassés femmes et enfants suppliciés. Certains ont été «enterrés vivants», selon le ministre des Affaires étrangères du GEN, Mohammed Seyyale, qui a demandé le renvoi des responsables de ces crimes devant la Cour pénale internationale (CPI).

Malgré la reprise timide à Genève des discussions inter-libyennes au sein Comité militaire 5+5, issue de la Conférence de Berlin (19 janvier 2020), la paix n’est pas au bout du tunnel. Les efforts diplomatiques se heurtent déjà aux obstructions des vainqueurs du jour qui cherchent à consolider leurs positions sur le terrain avant de se présenter en force à la table de négociations.

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