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Tunisie – politique : la malédiction de la Kasbah

Chef de gouvernement est devenu la fonction la plus périlleuse dans ce petit pays récemment converti à la démocratie qu’est la Tunisie. De Hamadi Jebali, en 2012, à Hichem Mechichi, actuellement, en passant par Habib Essid et Elyes Fakhfakh, tous en ont pris pour leur grade. Pourquoi ce pouvoir exécutif est-il devenu une mission kamikaze?

Par Helal Jelali *

«Si tu ne démissionnes pas, on va t’humilier…» Ainsi a été remercié, en 2016, Habib Essid, après 18 mois de loyauté au président de la république, nommé par Béji Caïd Essebsi. Ce baptême du premier chef de gouvernement après la promulgation de la nouvelle constitution en février 2014 annonçait clairement que cette fonction ingrate est devenue à la merci de tous les courants d’air venus de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) ou de la présidence de la république. Quant à Youssef Chahed, qui détient pour le moment le record de la longévité à ce poste (août 2016-décembre 2019), il a du, lui aussi, essuyer les assauts de Béji Caïd Essebsi, qui avait alors parachuté son fils Hafedh patron du parti Nidaa Tounes, pour le harceler, l’assiéger et lui rendre la vie impossible. Elyes Fakhfakh à dû démissionner après seulement quelques mois, poussé à la porte par une partitocratie aussi stérile que nuisible… certes pour une affaire de conflit d’intérêts, mais surtout parce qu’il avait refusé l’injonction du parti islamiste Ennahdha, le métronome de la vie politique en Tunisie depuis 2011, d’associer le parti Qalb Tounes à la formation de son gouvernement.

L’analyse politique ne suffit pas, à elle seule, à expliquer cette instabilité politique : une dizaine de gouvernements en dix ans. On a beau dire que la Constitution de 2014 a dilué le pouvoir entre le Bardo (assemblée), la Kasbah (gouvernement) et Carthage (présidence)… On beau ajouter que l’absence de la Cour Constitutionnelle, voulue par la partitocratie régnante pour avoir les coudées franches, a compliqué les relations entre le triumvirat, tout cela est vrai mais le mal est plus profond et il serait intéressant de recourir aux paramètres de la sociologie que de se contenter de l’analyse politique.

Des partis politiques «cocotte-minute»

L’instabilité gouvernementale n’est que le reflet exact de l’errance et de la fragilité de la majorité des partis politiques.

L’expression «parti cocotte-minute» avait été inventée par les journalistes africains au milieu des années 1980, quand certains pays de l’Afrique subsaharienne et centrale avaient organisé des «conférences nationales» afin d’engager un processus de démocratisation. Des partis éphémères souvent créés par des novices, des lobbys et même des mafias. En Tunisie, un seul parti, même affaibli aujourd’hui, peut tenir la dragée haute, c’est Ennahdha, avec ses structures, son implantation territoriale après les élections municipales de 2018 et une certaine discipline à la Soviétique pour maintenir un minimum de cohésion au sein de sa direction. Les autres partis politiques font de la figuration télévisuelle, à part peut-être le Parti destourien libre (PDL, conduit par Abir Moussi, qui pourrait fédérer le vote-sanction, mais pas vraiment une adhésion populaire.

La vérité la plus amère de la scène politique tunisienne est qu’il n’existe aucun parti politique capable d’organiser des élections internes transparentes et publiques. La démocratie interne au sein de ces partis est un vœu pieux, et la majorité de leurs militants n’ignorent pas que les réunions des instances locales et régionales sont quasi-secrètes et, donc, verrouillées par la direction. Nous sommes toujours dans la culture autoritaire du Néo-Destour et de son héritier, le RCD.

Caïd Essebsi – Ghannouchi : une alliance contre une élite émergente

L’alliance scellée en 2015 entre Béji Caïd Essebsi et Rached Ghannouchi a permis aux deux hommes d’abord de réintégrer, dans les rangs de leurs partis respectifs, Nidaa Tounes et Ennahdha, les cadres régionaux et locaux du défunt RCD. Ces cadres formeront les légions pour calmer les ardeurs de l’effervescence post-révolutionnaire. N’oublions pas que Caïd Essebsi aimait répéter que «tout le monde a fait la révolution» et qu’«au nom de la continuité de l’Etat, il faudrait que rien ne change». Difficile de devenir un vrai démocrate quand on avait été l’un des piliers d’un régime autoritaire pendant une cinquantaine d’années.

Le lendemain de 2011, une nouvelle élite émergente avait commencé à s’activer dans la société civile, les médias et les nouveaux partis politiques. Mais rapidement le consensus entre Caïd Essebsi – Ghannouchi, c’est-à-dire entre les libéraux modernistes et les islamistes conservateurs, avait mis en marche une machine à détruire politiquement «les gauchistes, les laïcards, les démocrates progressistes, les francophiles, les pro-occidentaux…» Ainsi l’espace public est vidé de ses forces vives, et la place est cédée aux ex-Rcdistes, souvent déguisés en Nahdhaouis, aux salafistes et aux agitateurs de l’ancienne Ligue de protection de la révolution (LPR), une milice violente au service d’Ennahdha dissoute par décision judiciaire en 2014, souvent soudoyés par certains lobbys néolibéraux et affairistes. Les deux «cheikhs» n’avaient qu’à dire que la nation était en danger d’instabilité pour étrangler les vrais démocrates de la jeune génération. Une élite politique ainsi dévoyée ne pourrait jamais sauver le pays, ni garantir un climat social serein. Et face à cette sédimentation politique, aucun chef de gouvernement ne pourra tenir le choc.

Votre humble serviteur a trois proche amis qui avaient été sollicités pour des postes ministériels, ils avaient refusé. La raison de ce refus invoqué par l’un d’eux: «Sous chaque pierre, il y a des scorpions» …? Un autre : «Je ne voudrais pas participer à une entreprise de démolition». Et enfin le troisième : «Le gouvernement gère le quotidien mais n’a pas les moyens financiers pour mettre en route des projets d’avenir».

Mechichi sera-t-il le prochain sacrifié du système ?

L’affrontement politique perpétuel entre les islamistes et leurs adversaires est polymorphe mais superficiel. Aucun des deux camps n’a de programme socio-économique crédible et des orientations politiques claires. Quand au président de la république actuel, le professeur de droit constitutionnel sans expérience politique, Kais Saied, il faudrait qu’un jour, il accepte que c’est le «système» qui créé «l’antisystème», un antidote pour se préserver dans les régimes parlementaires, dans lesquels les outsiders font souvent figure de proue.

À qui profite cette guerre des «trois» et cette fragmentation politique et surtout sociale? Sûrement à ceux qui peuvent transgresser les lois et s’enrichir illégalement. Les victimes en sont ces diplômés chômeurs, ces ouvrières agricoles, ces apprentis des ateliers mécaniques, ces forçats du bâtiment, tous ces jeunes qui ne rêvent que d’une seule chose : partir… À Siliana, à Sbeitla, à Sidi Bouzid, et ailleurs, le nombre des personnes âgées mendiant a flambé. L’indigence et la désolation sont devenues très visibles… Cette paupérisation sociale à presque créé un statut naguère combattu sous le protectorat français: celui des indigènes de la république.

Bon courage Monsieur Mechichi… le poste de chef de gouvernement est devenu carrément «sacrificiel». Seriez-vous le prochain sacrifié du système?

* Ancien journaliste basé à Paris.

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