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Tunisie-FMI : Afif Chelbi avertit contre les fausses bonnes réformes

Afif Chelbi, ancien ministre de l’Industrie (2004-2011), fin connaisseur de l’économie tunisienne dont il était l’un des architectes au cours des trente dernières années, avertit, dans un entretien avec Mosaïque FM, hier, dimanche 9 mai 2021, le gouvernement Hichem Mechichi, contre les engagements insensés pouvant être pris dans le cadre de ses négociations en cours avec le Fonds monétaire international (FMI) pour un nouveau financement de 4 milliards de dollars américains (11 millions de dinars tunisiens) sur 3 ans. Vidéo.

Par Imed Bahri

Interrogé sur son appréciation de la situation actuelle de l’économie tunisienne et si la Tunisie est réellement, comme le disent certains experts, à deux doigts du défaut de paiement, c’est-à-dire l’incapacité d’honorer ses engagements financiers internationaux, et notamment le paiement en devises fortes de ses dettes et de ses importations, l’ancien ministre de l’Industrie a rappelé la phrase de Ferid Belhaj, le vice-président de la Banque mondiale, qui répondait récemment à cette question, mais en tant que citoyen tunisien soucieux de l’avenir de son pays : «Nous ne sommes plus au bord du gouffre; nous sommes dans le gouffre».

En effet, la notation C que Moody’s pourrait attribuer prochainement à la Tunisie – et ce risque est grand, eu égard à la détérioration de la situation générale dans le pays, avec le blocage politique et la crise sanitaire – signifierait le défaut de paiement qui aurait de graves conséquences sur les capacités du gouvernement à redresser la situation, voire à assurer la satisfaction des besoins élémentaires de son économie et de sa population.

Les recrutements massifs dans la fonction publique

Dans son diagnostic, M. Chelbi a pointé ce qu’il a appelé le recrutement en 2012-2013, c’est-à-dire durant les années où la conduite des affaires de l’Etat était confiée au parti islamiste Ennahdha, de 200.000 nouveaux salariés dans la fonction publique, qui se sont ajoutés à la masse des 450.000 déjà existants avant 2011. Ce sont autant d’emplois fictifs, car ils ne répondaient à aucun besoin effectif, et, plus grave encore, ce sont des emplois à durée indéterminée, et qui grèvent dangereusement les finances publics, sachant qu’un employé recruté dans la fonction publique l’est pour… 30 ans, c’est-à-dire jusqu’à la sortie à la retraite.

Autre cause de l’effondrement des finances publiques au cours des dix dernières années, la chute de la production de pétrole et de gaz, en raison notamment des mouvements sociaux paralysant les sites de production et des campagnes de dénigrement des compagnies opérant dans le pays. Cette chute a fait passer le déficit énergétique annuel de 5 à 55%, augmentant ainsi les besoins d’importation d’énergie dans un contexte de hausse des prix sur le marché mondial.

La chute, après 2010, de la production et de l’exportation du phosphate et des produits dérivés, qui constituaient bon an mal an un bol d’oxygène pour les caisses de l’Etat, n’a pas arrangé les choses. La production annuelle étant tombée de 8 à 1,5 millions de tonnes, la Tunisie a perdu la plupart de ses marchés à l’exportation (les clients non livrés dans les délais requis sont allés frapper aux portes des autres pays producteurs) et, plus grave encore, elle a dû importer le phosphate en devises fortes pour subvenir à ses propres besoins.

Selon M. Chelbi, la chute de la production de pétrole et de phosphate a coûté, à elle seule, à la Tunisie entre 6 et 8 milliards de dollars en devises annuellement, soit 50 milliards de dollars en dix ans, entre 2011 et 2019.

Explosion des besoins de financement de l’Etat

Troisième plaie de l’économie tunisienne, la Caisse générale de compensation, qui coûtait aux caisses de l’Etat 1,5 milliard de dinars en 2010 et qui a vu ses interventions atteindre, en 2019, 3,1 milliards de dinars, après avoir plafonné, une année auparavant, à 4 milliards de dinars.

Conséquences de cette explosion des besoins de financement de l’Etat : la masse salariale du secteur public est passée de 6,3% du PIB en 2010 à 19% en 2019, l’un des taux les plus élevés au monde, le budget de l’Etat de 18 milliards de dinars à 58 milliards et la dette de 25% à près de 100% du PIB, ce qui, pour un pays au ressources limitées comme la Tunisie, peut être considéré comme un niveau intenable.

Dans ses négociations avec le FMI, le gouvernement tunisien propose de qu’il appelle des réformes structurelles. Celles-ci concernent, notamment, la réduction de la part de la masse salariale de la fonction publique dans le PIB de 19% à 14% en 4 ans, et, durant la même période, la levée totale de la compensation, qui, faut-il le rappeler, bénéficie à 7 millions de Tunisiens, qui n’appartiennent pas tous, loin s’en faut, aux couches déshéritées de la population.

Gare aux engagements insensés et explosifs !

Cependant, M. Chelbi, homme d’expérience et qui suppose qu’un gouvernement responsable ne doit pas prendre des engagements qu’il ne peut honorer ou qui pourraient être très couteux en termes économiques et sociaux, estime que la levée de la compensation pour l’orienter directement vers les populations qui la méritent, est une fausse bonne idée. Et pour cause : partout où elle a été mise en œuvre (seulement 4 pays sur les 50 recourant à la compensation), elle a causé des émeutes sanglantes et fait des centaines de morts, comme récemment en Jordanie. La Tunisie, elle-même, en a fait la douloureuse expérience, avec les fameuses «émeutes du pain», en janvier 1984, suite à l’augmentation des prix du pain et des produits céréaliers, à l’instigation du FMI.

La levée de la compensation, même sur 4 ans, risque de provoquer une explosion sociale, d’autant qu’elle va se traduire par une hausse brutale du prix de la bouteille de gaz butane de 7,7 à 24 dinars et celui d’un pain de 400 grammes de 230 à 600 millimes.

Or, le coût des aides orientées directement vers les personnes nécessiteuses, soit environ 4 millions de Tunisiens (qui recevront chacun entre 60 et 70 dinars par mois) s’élèvera à 2 à 3 milliards de dinars, soit presque le coût du système de la compensation dans son ensemble.

Afif Chelbi estime aussi, en se référant à des études psychologiques faites précédemment sur ce sujet, que les 4 millions de bénéficiaires de la compensation ciblée ne feront pas le lien entre l’argent qu’ils percevront mensuellement et la hausse des prix du pain ou de la bouteille de gaz butane. Que dire des 7 autres millions de Tunisiens qui vont devoir payer le pain 3 fois plus cher d’ici 2023 ? Aussi, préconise-t-il, pour éviter les explosions sociales prévisibles, la levée progressive de la compensation, sur une période plus longue, laquelle avait déjà été expérimentée en Tunisie avant 2011. Auquel cas, et entre-temps, il faudra trouver d’autres ressources pour alimenter les caisses de l’Etat.

Des solutions plus raisonnables et moins coûteuses

Dans contexte ô combien contraignant, l’ancien ministre de l’Industrie préconise la réduction des dépenses de l’Etat, dont certaines sont superfétatoires et qu’il convient de repérer et de prendre les décisions nécessaires pour les réorienter.

Il convient aussi de prendre des décisions qui permettent de libérer davantage l’initiative privée, d’impulser l’investissement et de créer des richesses, car seuls le travail et la production peuvent apporter des solutions durables à l’économie, l’accès à l’endettement extérieur étant devenu coûteux et par conséquent rédhibitoire pour la Tunisie, qui devrait revenir aux fondamentaux de son économie, longtemps portée par la production et l’exportation de biens et de services.

Sur le court terme, et pour mobiliser les financements nécessaires pour boucler le budget de l’Etat, le gouvernement espère mobiliser, officiellement, 18,7 milliards de dinars (en vérité 21 à 22 milliards de dinars), soit un tiers en interne et deux-tiers en externe. M. Chelbi préconise d’inverser ce plan, soit deux tiers en interne et un tiers en externe, ce qui serait plus raisonnable et, surtout, moins coûteux. Et dans ce cadre, passer un contrat-cadre avec la Banque centrale de Tunisie (BCT) pour la mobilisation de nouveaux financements auprès des banques tunisiennes.

Vidéo.

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