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L’agriculture, principal frein au développement des régions en Tunisie

Des ouvrières agricoles transportées comme du bétail.

D’après l’Institut national de la statistique (2020), les trois délégations les plus pauvres en Tunisie sont Hassi El-Frid où 53,5% des habitants sont pauvres, Jedeliane (53,1%) et El-Ayoun (50,1%). Comment ne pas enregistrer de pareils chiffres quand on dans notre pays un ministère de l’Agriculture qui joue un rôle hautement significatif dans la détérioration de la situation des habitants des délégations les plus pauvres? C’est le contraire qui aurait été étonnant. Explications…

Par Meriem Bouchoucha *

Bien entendu, le ministère de l’Agriculture est loin d’être le seul responsable de l’aggravation de la pauvreté en Tunisie, mais ce mastodonte du back office y joue tout de même un rôle important.

Inutile de revenir sur les slogans de la discrimination territoriale positive ni sur ceux de l’autonomisation économique des femmes rurales dont beaucoup d’associations font leur miel. Il vaut mieux croire que les dernières années ont suffi à tout le monde pour prendre conscience de l’ampleur de ce mensonge collectif.

Parlons de la participation au mieux passive et au pire active de ce ministère à la catastrophe économique et sociale des régions rurales, catastrophe justifiée par le ministère à l’aide d’un argument passe-partout, vous l’avez pour toutes les questions, en réponse à toutes les propositions et c’est l’argument fatidique face à toute critique qui lui est adressée : «Nous avons des problèmes au niveau des ressources hydriques du pays.»

Les freins administratifs à l’investissement agricole

Ces régions ont certes un problème de pluviométrie, ce qui est normal puisque les forêts sont en train d’être détruites au vu et au su de tout le monde et le ministère de l’Agriculture freine autant que possible les investissements privés par ses interminables procédures traitées sans limite de délai. Et pour couronner le tout, il exige qu’il y ait une source d’eau pour l’irrigation afin de financer l’achat d’un terrain agricole.

Le résultat est soi une pauvreté extrême, soit la mise en place et la conduite de plantations intensives d’une manière «sauvage» et qui causent justement la surexploitation des nappes d’eau souterraines. Autrement, l’espoir fait vivre et le jour où les autorisations émanant des innombrables administrations sont finalisées, tous les délais sont dépassés pour l’entrepreneur pour faire aboutir les procédures bancaires.

Mais pourquoi le ministère de l’Agriculture ne met-il pas en place des cellules qui tranchent rapidement sur les projets dont la conduite est jugée raisonnable selon des critères scientifiques mondialement reconnus ? Cela est-il de l’ordre de l’impensable ?

Il va sans dire que, face à la quasi-absence de ce ministère, les régions dites défavorisées deviennent le fief des groupes terroristes et des contrebandiers. Mais bon, il est plus facile de pleurer Oqba Dhibi, le berger égorgé par les terroristes, ou de condamner un mineur pour 25 ans de prison pour ses liens avec des groupes terroristes, que de s’attaquer aux parrains du terrorisme dans le pays, à l’abandon scolaire et à la destruction de l’agriculture, seul moteur de croissance à court et moyen terme et par conséquent déterminant du développement humain.

Bien entendu, les habitants de ces régions ont droit à des discours interminables sur les disparités régionales de la part des responsables qui renvoient la résolution de ces disparités à la saint glinglin.

Une force d’inertie qui refroidit les meilleures volontés

Les trois délégations les plus pauvres ci-haut citées et bien d’autres sont abandonnées par l’Etat qui non seulement laisse le territoire devenir semi-désertique sous les yeux malveillants d’un ministère de l’Agriculture, qui emploie pourtant une armée de fonctionnaires, d’ingénieurs et d’agents techniques, mais met studieusement toutes les entraves possibles et imaginables à l’investissement.

Le ministère de l’Agriculture, ne faisant pas exception et comme toutes les administrations publiques du pays, est incapable d’appréhender les choses avec réalisme, en cherchant uniquement efficacité et l’intérêt supérieur de la nation Les directions de ce département ne savent pas, par exemple, qu’une promesse de vente avec un délai de finalisation ouvert n’existe pas dans la vraie vie, bloquant ainsi les investisseurs, les menant tout droit à l’échec avec une nonchalance qui dépasse l’entendement, et un aveuglement qui frise l’indécence.

Avec une inconscience sans pareille, ce ministère est en train de retirer des milliers d’hectares du circuit économique avec les conséquences directes et indirectes que l’on sait sur la stabilité des régions rurales.

Pour souligner encore ma position quant au rôle malsain joué par le ministère de l’Agriculture dans l’abandon des terres et dans la persistance de la pauvreté dans ces régions avec la complicité malveillante des autres administrations en lien avec l’investissement agricole et par ricochet agroalimentaire, j’aimerais poser quelques questions.

Des questions en quête de réponses

Pourrait-on nous donner les statistiques analytiques des prêts fonciers approuvés par l’Agence de promotion des investissements agricoles (Apia) au cours des dix dernières années, par année et par région?

Pour chaque prêt octroyé quel est le pourcentage des achats auprès des ascendants donc auprès des personnes avec qui ont peut signer des contrats avec des conditions élastiques?

En-dessous de quel nombre de prêts pourrions-nous dire, selon nos chers experts, que les prêts fonciers octroyés par l’Apia relèvent plus de la publicité mensongère que d’une politique de l’Etat ?

Que pense notre ministère de l’Accord de libre échange complet et approfondi (Aleca), en cours de négociation avec l’Union européenne, et qui devrait libéraliser le secteur agricole et l’ouvrir aux opérateurs étrangers ? Et si cet accord est signé, quelles en seront les conséquences sur les régions de l’ouest ?

Quelle stratégie a notre ministère pour protéger les espèces autochtones et quelle est sa position et sa stratégie par rapport aux nouvelles espèces importées qui ont un équivalent autochtone ?

Le secteur de l’agriculture a-t-il fait partie des tractations et transactions d’indemnisations post révolution?

Quelle est la politique de l’Etat concernant les pesticides et y a-t- il eu un changement à ce sujet après l’accès de Youssef Chahed, un ingénieur agricole, en 2016, à la tête du gouvernement ? Et qu’a été son apport au secteur au terme de ses trois ans à la tête du gouvernement, le plus long bail pour un chef de gouvernement depuis 2011 ?

Quelle a été la politique du ministère en termes de stratégies en faveur des régions en cours de désertification? Et quelle est sa stratégie pour pallier à l’insuffisance de la production céréalière dans ces régions.

Si le ministère a la volonté de répondre à ces questions, qu’il n’oublie surtout pas qu’un chiffre n’a pas de sens s’il n’est pas présenté par rapport à une année et à une région de référence. Balancer les chiffres et faire de l’empirisme est une preuve de plus de l’absence de volonté d’inverser la vapeur dans les régions défavorisées.

En attendant que les choses changent enfin dans le bon sens, pleurons les pauvres et lamentons-nous sur leur sort et le nôtre, tout en attendant un miracle pour assurer notre indépendance alimentaire et espérant que le territoire devienne extensible afin de pouvoir faire de l’agriculture dans les conditions utopiques souhaitées par le ministère de l’Agriculture.

* Economiste.

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