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Gilbert Naccache: «Des hommes d’affaires veulent contrôler le pouvoir en Tunisie»

Gilbert-Naccache

Dirigeant historique de la gauche en Tunisie, Gilbert Naccache met en garde contre une réconciliation nationale précipitée par les hommes d’affaires.

Par Moncef Dhambri

Pour le militant de gauche, l’un des dirigeants historiques du mouvement ‘‘Perspectives’’, aujourd’hui âgé de 76 ans, la lutte continue car il y a danger à prendre la révolution pour affaire acquise.

Dans une interview accordée au bimensuel américain ‘‘Foreign Policy’’ (‘FP’), Gilbert Naccache ne désarme pas. Il exprime notamment sa très grande crainte que, sous les pressions du moment présent (montée du terrorisme, grogne sociale et difficultés économiques sans cesse grandissantes), la Tunisie ne fasse l’erreur d’aller très vite en besogne, de liquider le dossier de la justice transitionnelle, d’annoncer trop rapidement une réconciliation nationale et de passer au chapitre suivant de la Révolution – faisant facilement table rase du passé et oubliant les crimes, les tortures et les blessures toujours béantes du passé dictatorial.

L’amnistie blanchirait nombre de coupables présumés

‘‘FP’’ rappelle, dans cet entretien avec Gilbert Naccache, que, le 14 juillet, «dans une attaque la plus frontale contre le processus de la vérité et de la réconciliation nationale», le président Béji Caïd Essebsi (BCE) a proposé une nouvelle loi qui amnistierait les présumés coupables de crimes financiers. Si cette loi venait à être adoptée, plusieurs hommes d’affaires et personnalités politiques du pays, dont les dossiers sont soumis à l’examen de l’Instance Vérité et Dignité (IVD), ne seraient jamais poursuivis. L’interviewer de ‘‘FP’’ Yasmine Ryan souligne que BCE a défendu pareille mesure comme étant un geste nécessaire qui convaincrait les chefs d’entreprise concernés de réinvestir dans l’économie tunisienne.

A titre d’illustration, ‘‘FP’’ signale que pas moins de 30 députés de l’actuelle Assemblée des représentants du peuple (ARP) sont des figures éminentes du monde des affaires, nettement plus nombreux que dans l’Assemblée nationale constituante (de 2011 à 2014). Ces chefs d’entreprise sont actuellement des dirigeants haut placés non seulement au sein de Nidaa Tounes, le parti qui détient la majorité des sièges de l’ARP, mais également dans les rangs du parti islamiste d’Ennahdha, solide seconde formation politique dans le nouveau législatif tunisien. Egalement selon ‘‘FP’’, une quinzaine de représentants du peuple continuent d’exercer leurs fonctions de Pdg d’importantes entreprises tunisiennes.

Bref, pour Gilbert Naccache, ces faits vérifiables prouvent amplement qu’il y a là un problème très sérieux que la justice transitionnelle devra traiter de toute urgence. «Nous devons reconnaitre qu’il existe clairement, ouvertement, une détermination (de la part de ces hommes d’affaires) de prendre le contrôle du gouvernement.»

«L’impatience, notre principal ennemi »

«Comment pensez-vous que l’on puisse combattre la corruption lorsque ces gens-là sont des membres à part entière de la classe dirigeante du pays?», s’interroge-t-il.

Il s’empresse également d’ajouter: «Ce pour quoi nous luttons n’a aucun lien avec la moindre recherche de vengeance. La revanche ne nous intéresse d’aucune manière. Pensez-vous que l’on envie les voitures de luxe de ces gens-là ou leurs fortunes mal-acquises. Non, détrompez-vous. Nous avons d’autres soucis bien plus importants.»

Pour M. Naccache, resté fidèle aux principes de sa jeunesse révolutionnaire soixante-huitarde, le but ultime de son combat reste la refonte des structures du pouvoir en Tunisie. Dans l’actuel contexte du pays, selon lui, le processus de la justice transitionnelle est le meilleur garant de la réalisation de cet objectif.

Cependant, la montée du terrorisme pourrait créer une certaine confusion et brouiller les cartes. De fait, les attaques terroristes du musée du Bardo et de l’hôtel Imperial Marhaba à Sousse ont, d’une manière ou d’une autre, influencé la décision prise par M. Caïd Essebsi de rétablir l’état d’urgence dans le pays pour un premier mois et de la prolonger de 2 autres mois. Et cette situation légale et sécuritaire d’exception constitue une menace sérieuse pour les libertés, mais Gilbert Naccache ne s’en inquiète pas outre mesure: il continue d’espérer que la gauche, avec le soutien de la toute puissante centrale syndicale, l’UGTT, continuera d’appuyer la cause de la justice transitionnelle et de faire entendre sa voix.

La vérité, en tout cela, est simple et évidente, aux yeux de l’ex-«Perspectiviste»: «La justice transitionnelle est la suite logique de la révolution (…) C’est l’impatience qui pourrait être notre principal ennemi. Nous gagnerons à être confiants», insiste-t-il.

Le combat du septuagénaire n’est pas terminé et il ne se limitera pas au fervent soutien qu’il accorde à l’IVD. Il compte porter cette lutte sur le front culturel: son roman ‘‘Cristal’’ (publié, en 1982, par les Editions Salammbô) pourrait finir sur les écrans. Ainsi, il pourra confronter la Tunisie et les Tunisiens aux horreurs de leur passé post-colonial et déranger plus d’une personne qui, de près ou de loin, décide aujourd’hui du cours à donner au processus révolutionnaire…

Illustration: Photo Mohamed Adel Trabelsi.

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