Et si tout ce que vit la Tunisie aujourd’hui a été scellé lors de la rencontre de paris, en août 2013, entre Rached Ghannouchi et Béji Caid Essebsi ?
Par Mohamed Fadhel Mokrani
En août 2013, Rached Ghannouchi, président du mouvement Ennahdha, rencontre Béji Caid Essebsi, président de Nidaa Tounes, à Paris. Les discussions ont abouti à une feuille de route, ou plus encore, à une véritable coopération en vue d’occuper, ensemble, la scène politique tunisienne. Les 2 leaders finissent par sceller un accord historique et stratégique de la plus haute importance.
Un accord qui engagera l’avenir des Tunisiens pour les 5, 10 ou 15 années à venir.
Les termes de l’accord sont les suivants :
– aucun des deux partis n’exclura désormais l’autre ;
– les deux partis s’allieront pour gouverner le pays quel que soit le parti qui remportera les élections ;
– en cas de succès aux législatives et/ou aux présidentielles, Nidaa s’engage à s’abstenir de toutes poursuites judiciaires contre les membres du mouvement Ennahdha.
Un virage à 180 degrés
Immédiatement après cette rencontre, Caïd Essebsi s’est évertué à expliquer qu’Ennahdha fait partie du paysage politique tunisien et qu’il n’en sera jamais exclu.
De son côté Ghannouchi démontrait une grande flexibilité et multipliait les gestes de bonne volonté, notamment dans la rédaction de la constitution et la participation au dialogue national, qui aboutira au départ des islamistes du gouvernement.
En octobre 2014, Nidaa remporte les élections législatives. Un gouvernent de convenance est constitué, présidé par un technocrate indépendant, Habib Essid, et béni par Nidaa et Ennahdha. Immédiatement, les faucons islamistes, tels que Sadok Chourou et Habib Ellouze sont invités à évacuer la scène médiatique.
L’arrivée de Béji Caïd Essebsi au palais de Carthage et sa démission du poste de président de Nidaa a exacerbé la polarisation au sein de Nidaa entre le groupe des «Destouriens» et celui de «gauche» et entraîné une véritable guerre de position dont le but était la mainmise sur les rouages du jeune parti.
Ces événements faisaient craindre la remise en cause de l’engagement pris par Caïd Essebsi à interdire toutes poursuites contre les membres d’Ennahdha pour corruption, mauvaise gestion, événements de Siliana, Sheraton Gate, collusion avec le terrorisme avant et post révolution, assassinats de Belaid et Brahmi, etc. En un mot, de garder les dossiers fermés.
Cette crainte était d’autant plus présente que le groupe de «gauche», qui a gardé une distance certaine vis-à-vis d’Ennahdha, semblait gagner du terrain.
Le président de la république, sentant que l’on ne peut réaliser la réconciliation globale au sein de l’Instance Vérité et Dignité (IVD) sans remuer le passé violent d’Ennahdha, a décidé d’introduire un projet de réconciliation économique et financière pour remettre en marche l’investissement intérieur et relancer l’économie. Au grand dam de Sihem Ben Sedrine, la très controversée présidente de l’IVD, Ghannouchi et les ténors de son mouvement s’empressèrent de soutenir cette initiative qui leur convenait parfaitement.
Islamistes, Destouriens et gauchistes
Dans cette partie d’échec et pour écarter tout risque de voir Mohsen Marzouk et ses camarades dits de «gauche» prendre le pouvoir au Nidaa, Caïd Essebsi avance son fils Hafedh, soutenu par les hommes d’affaires et les opportunistes de Nidaa (Chafik Jarraya, Nabil Karoui, Raouf Khamassi, Khémaies Ksila, Abdelaziz Kotti…) et des islamistes soi-disant en rupture avec Ennahdha (Khaled Chouket).
Ce dernier groupe est en passe de reprendre la machine de Nidaa et de mettre le parti à l’abri des craintes d’Ennahdha. Il prône même une alliance pure et simple entre les deux mouvements lors des prochaines élections municipales et locales, sous le regard bienveillant et la bénédiction des deux patriarches. Cette alliance sera forcément solide et pérenne, mais surtout très convenante aux deux parties. Le pouvoir pour l’une et l’impunité pour les deux, d’autant que sous l’étiquette des «Destouriens» se profilent les «RCDistes», rescapés du régime dictatorial de Ben Ali.
Si les deux leaders ont été les protagonistes de cette entente, ce sont la France, la Grande Bretagne, l’Allemagne mais surtout les États-Unis qui ont montré le chemin et imposé, directement ou indirectement, par des conseils amicaux, ce compromis qui n’était pas du tout envisageable au début.
Mille fois BCE avait affirmé son opposition à toute collaboration avec Ennahdha. Mille fois il avait annoncé l’impossibilité pour Nidaa de laisser les partis de la «troïka» (l’ancienne coalition gouvernementale) et à leur tête Ennahdha gouverner le pays. Avec Nidaa, il invitait les Tunisiennes et les Tunisiens à répondre à l’«Appel de la Tunisie» et à faire bloc derrière lui pour bouter les islamistes hors du pouvoir.
Miracle de la realpolitik, les ennemis d’hier sont amenés à sceller, aujourd’hui, la plus curieuse des alliances, celle des pseudos-laïques avec les néo-islamistes !
Sans attendre, invité par Barak Obama à la Maison Blanche, Béji Caïd Essebsi voit la Tunisie élevée au titre d’Alliée stratégique privilégiée, non membre de l’Otan.
Cette couronne en appellera d’autres. Le prix Nobel est attribué au Quartet qui a mené le dialogue national. Puis, l’Académie Goncourt déménage à Tunis et annonce son prix 2015 du Bardo. Enfin, le prix de la paix de l’International Crisis Group (ICG) est attribué aux deux leaders, Caïd Essebsi et Ghannouchi.
Ghannouchi souhaite que Nidaa Tounes retrouve rapidement le chemin de la sagesse.
HCE à l’assaut de Nidaa
Dopés par tant d’égards, les deux leaders s’engagent encore avec plus de vigueur dans l’exécution de l’accord de Paris. Hafedh Caïd Essebsi (HCE), le propre fils de Béji, prend la tête des troupes de Nidaa, s’en va en guerre contre le groupe des «gauchistes» et tente de les bouter dehors. Une manœuvre qui semble répondre parfaitement aux vœux de son père. Mieux encore, HCE et certains de ses lieutenants ne verraient, semble-t-il, aucun inconvénient à s’allier avec Ennahdha et à mener ensemble, avec des listes communes, les prochaines élections municipales. L’idée est d’ailleurs en train de faire son chemin.
L’assaut donné par les troupes de HCE contre la réunion du bureau constitutif de Nidaa organisée récemment dans un hôtel de Hammamet est venu sonner le glas de l’unité du parti Nidaa et de son bloc parlementaire. Ce faisant, ils écarteront toute tentative de remuer le passé proche et lointain de leurs frères ennemis islamistes. Scénario qui fait le bonheur du parti Ennahdha, qui n’en demandait pas autant.
Au lendemain de ce forfait, Ghannouchi rencontre Béji au palais de Carthage. Il réaffirme, à sa sortie du palais, son soutien indéfectible au président de la république et au gouvernement Essid. Il souhaite également que Nidaa Tounes retrouve rapidement le chemin de la sagesse. Cette déclaration sonne, sans surprise, comme un soutien d’Ennahdha au groupe de HCE contre les «gauchistes», souvent d’ailleurs qualifiés d’«éradicationistes».
Ainsi, comme l’ont voulu les Etats-Unis, qui ont toujours cru en un parti Ennahdha islamiste et modéré, capable de gérer les affaires de l’Etat, en s’alliant avec les pseudos-laïcs. Ce modèle, qui combine libéralisme économique, alignement total sur les Etats-Unis et l’Otan et encadrement efficace et surtout pérenne d’une société profondément conservatrice mais aussi arriérée et sous-développée, est actuellement en gestation dans le laboratoire Tunisie.
Convaincus que les peuples de la région ne sont pas encore prêts à migrer ver des démocraties à l’occidentale, les Etats-Unis promeuvent un islam civil, mêlant le discours religieux aux exigences du modernisme et des libertés fondamentales. S’il réussit, le modèle tunisien sera promu et vendu aux autres pays de la région d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient.
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