On ne voit pas encore ce qui distingue Harakat Machroû Tounes, lancé à cor et à cri par Mohsen Marzouk, des autres partis qui encombrent la scène tunisienne.
Par Yassine Essid
Chef de campagne de Béji Caïd Essebsi, alors candidat à l’élection présidentielle, incontournable éminence grise du nouveau chef de l’Etat et éphémère secrétaire général du parti de la majorité, Nidaa Tounes. Aussitôt parachuté à la tête du parti, Mohsen Marzouk abandonne un mouvement décimé par une âpre lutte de succession. S’estimant trahi alors qu’il se voyait déjà en puissant rassembleur, il fait sécession de toute ardeur à lutter et se lance en compagnie d’une poignée de députés indignés dans la création de son propre mouvement politique, indépendant et autonome, en signe de rupture définitive de la relation de cœur à cœur qui liait jusque-là le maître au disciple.
La route est droite mais la pente est forte
Pour M. Marzouk, c’est presque deux ans d’inlassables reconversions, de mobilité vivace, de replis stratégiques dont on ignore encore s’il s’agit d’un manque de constance ou une preuve accablante de l’aberration de toute impatience, de toute précipitation et d’agitation permanentes. Or le manque de retenue n’est pas pédagogique car il y a de l’orgueil dans l’incapacité de se dominer, de l’avidité, de la territorialité et de l’égocentrisme. Bref, il y a le fantasme de la toute-puissance où tout doit se dérouler comme il l’avait décidé, au moment où il l’avait décidé. Sauf que la toute-puissance en politique n’est que l’illusion de pouvoir maintenir une maîtrise constante sur tout ce qui nous entoure.
Le voilà donc malgré lui leader iconoclaste d’un mouvement qui se veut celui du renouveau mais qui représente au mieux une tendance. Le revoilà prenant cette fois à rebours la litanie pâteuse qu’on entend encore de son mentor de Carthage: il défendra son parti et non la patrie.
Compte tenu de cette précipitation dans la constitution du mouvement de M. Marzouk, nous nous heurtons à une ambiguïté dont les défenseurs de la nouvelle ligne d’action politique n’ont probablement pas conscience. Car on se perd dans l’inextricable mélange des genres, l’imbrication des sens entre de nombreux lieux où les pouvoirs se nouent et se dénouent.
Il y a les apparatchiks mécontents et brouillons, d’une tendance à caractère plutôt pragmatique que doctrinaire, poussés par l’illusion de la fraternité retrouvée dans l’élan du cœur. Il y a le groupe de ceux qui, le poing levé et la main sur le cœur, annoncent qu’on est prêt à en découdre contre le comportement fautif des usurpateurs et des indécis. Il y a le rassemblement de ceux dont on ne connaît même pas les noms qui se proclament dissidents et maintiennent en acte la fiction de l’unité de la représentation nationale. Il y a enfin ceux, que l’on peut difficilement croire, qui se prétendent unis volontairement et librement autour d’un projet commun et d’une énième alternative qu’ils qualifient tantôt de moderne et anti-islamiste, tantôt de bourguibienne et autres slogans racoleurs.
Comme disait Raffarin: «Notre route est droite mais la pente est forte». Entre l’annonce de la naissance d’un mouvement, dont les membres sont encore à la fois fidèles disciples et farouches dissidents, et son ancrage social, il y a un long chemin à faire. Ses acteurs principaux sont encore déchirés entre l’intense désir d’union et la crainte de l’irréversible division.
Un micro parti en quête d’identité et de programme
D’autres groupes et sous-groupe, appelés à exercer dans le nouveau mouvement des fonctions importantes, ne constituent pas encore la charpente d’une organisation qui soit capable de recruter, de former et de mobiliser de nouveaux membres car c’est un mouvement qui n’a pas à proprement parler d’adhérents au sens politique du terme. Celui ou celle qui se considère comme un sympathisant ou adhérent ne s’engage véritablement à rien excepté le fait d’exprimer son exaspération.
Il ne reste guère, pour faire preuve d’authentique militantisme qu’un petit groupe de personnes qui porteront tout le poids du travail d’organisation, assument des tâches politiques à plein temps, se chargent des inévitables préparatifs électoraux, se tiennent en relation avec les candidats et, plus tard, avec les parlementaires en exercice.
Or, il faut que M. Marzouk donne aux militants un sens idéologique à leurs luttes politiques, des motivations, des valeurs et des attentes. Il faut surtout une posture quasi introuvable dans ce miséreux pays : le noble désintéressement de ceux qui veulent consacrer leur vie à la politique au lieu de gagner leur vie grâce à la politique. Qui ne considèrent pas le parti comme une simple réserve de candidats attendant leur promotion dans les sphères supérieures de l’Etat. Or c’est le cas pour la plupart de l’élite, si tant est qu’un pareil mot ait ici sa place.
En attendant la valorisation de l’image de ce mouvement baptisé Harakat Machroû Tounes (Mouvement du projet Tunisie) par son logo marketing, se pose une difficulté supplémentaire relative au désignant destiné à conceptualiser un choix politique, transformer un idéal en mot d’ordre, voire en slogan à l’intention de ceux qui s’en réclameront un jour.
«Projet Tunisie», s’avère pourtant une ineptie car on ne voit pas à quoi servirait un parti politique qui n’aurait pas de projet, de stratégie, ne dessine pas un nouvel horizon peu importe le programme qu’il entend réaliser et auquel adhèreraient ses partisans: comme la bonne marche du commerce, les soins gratuits ou l’arrivée des trains à l’heure.
Trouver le bon nom d’un mouvement politique est primordial. Ce nom doit être: unique, pour se différencier des autres partis, pérenne, afin de tenir compte de l’évolution de la société et des grands changements du monde, mémorisable et en accord avec son positionnement sur l’échiquier politique national. Le débat citoyen trouvera ainsi son terrain, son objet. C’est alors que les décisions réfléchies qui lui incombent, c’est-à-dire l’identité partisane qui est le propre de notre vie politique, deviennent lisibles.
Bref, cela permet d’asseoir une vision particulière de l’avenir qui distingue les partis les uns des autres et leur degré de clivage. Autrement ce serait comme si on labélisait un yaourt ou une voiture pour que tous les autres producteurs s’en réclament à leur tour. Tout cela fait de Harakat Machroû Tounes un micro-parti que la médiatisation seule sauve à peine de l’insignifiance mais ne le sauve déjà plus de la dérision.
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