L’opération de Ben Guerdane est riche d’enseignements. C’est une bataille de gagnée mais la guerre contre le terrorisme ne fait que commencer.
Par Lassaâd Bouazzi *
L’attaque terroriste qui a visé la ville de Ben Guerdane à l’aube du lundi 7 mars 2016 est une opération militaire sans précédent. Elle vient pour confirmer que la Tunisie n’est plus une terre de prédication, comme veulent nous faire croire certains islamistes, mais bel et bien une terre de «jihad».
La conquête de notre pays revêt une importance majeure dans la stratégie de l’organisation terroriste de Etat islamique (Daech) dont les aspirations dépassent largement l’établissement d’un émirat sur la terre de Kairouan pour conquérir tous les territoires de l’Afrique du Nord et les libérer de l’emprise des gouvernements «mécréants». Quels seraient alors les objectifs de cette opération et quels enseignements pouvons-nous en tirer ?
Les objectifs de l’opération:
On identifie trois principaux objectifs visés par cette attaque. Le premier vise à créer une profondeur stratégique pour la région de Sabratha où les combattants de Daech sont confinés, depuis la dernière frappe américaine et le déclenchement des hostilités par les milices de Fajr Libya. La «dispersion des moyens» est l’un des principes de la guerre que Daech cherche à adopter pour préserver ses effectifs et ses équipements de toutes éventuelles attaques aériennes et terrestres.
Dans ce cadre, le choix de la ville de Ben Guerdane par ses stratèges serait déterminé en fonction de trois critères. Le premier est géographique : la ville occupe une position stratégique qui commande l’accès principal à la Libye et se trouve à proximité d’un grand port (Zarzis) et d’un aéroport (Djerba-Mellita). L’occupation de cette localité servirait de tremplin pour s’emparer de Médenine et de l’ancienne ligne de défense Mareth établie par le Général Rommel lors de la deuxième guerre mondiale. La prise de cette ligne aurait pour conséquence le démembrement de la Tunisie. Toute la partie sud du pays avec ses gisements de pétrole serait alors une possession de l’Etat Islamique.
Le second critère est d’ordre socio-économique : en ciblant une population démunie et frappée par la paupérisation, les terroristes ont misé, à tort, sur le soutien d’une ville dont la population n’a cessé d’exprimer son mécontentement à l’égard de la politique de développement régional.
La campagne «Où est mon pétrole», qui a mobilisé toutes les villes de la région sud, dont Ben Guerdane, serait l’une des données qui ont faussé l’appréciation de la situation militaire par Daech. Les planificateurs de cette opération terroriste auraient commis l’erreur fatale de classer le sud tunisien comme une région rebelle dont la population cherche à s’émanciper du pouvoir central. Les professionnels de la planification militaire savent très bien qu’il ne faut jamais faire des présuppositions sur le comportement de l’ennemi. De telles présuppositions se traduisent très souvent par un échec cuisant et l’opération de Ben Guerdane en est la preuve.
Le 3e critère est historique : les Tunisiens de la zone frontalière avec la Libye entretiennent des relations économiques et matrimoniales avec les Libyens du nord de la Tripolitaine. Certaines tribus comme les Ouerghemmas, les Mrazigs et les Souafas sont réparties de part et d’autre de la frontière. Les terroristes auraient tenté d’exploiter ce facteur historique pour bénéficier du soutien de la population afin d’assurer la jonction entre le nord libyen et le sud tunisien.
En cherchant à copier le cas appliqué au Moyen Orient (jonction entre Al-Rikka, en Syrie, et Al-Anbar, en Irak), les terroristes ont formulé encore une fois une mauvaise présupposition sur ce sud tunisien qui a combattu le colon français et prouvé tout le long de l’histoire son dévouement pour la patrie.
Parlant de la Tunisie après l’attaque de Gafsa en 1980, le roi du Maroc Hassan II l’a bien précisé : «Elle ne sera jamais déstabilisée, car c’est un peuple et on ne déstabilise pas un peuple». Les terroristes ont omis une vérité historique qui fait de la région sud une terre de résistance et de ses hommes les héros de la bataille de Remada.
Le deuxième objectif de Daech vise à établir l’Emirat de Ben Guerdane. En réalité, il s’agit d’établir une tête de pont pour conquérir «la terre de Kairouan» comme une première étape dans l’établissement de l’Emirat du Maghreb islamique. La construction d’une tête de pont (tactique utilisée dans les opérations aéronavales) nécessite la reconnaissance des lieux (renseignement), la surprise lors de l’attaque et la concentration des moyens pendant l’assaut. Les terroristes avaient tous les atouts de leur côté sauf deux éléments essentiels : le choix du timing et le soutien de la population. En effet, les forces obscurantistes ont précipité leur opération en déclenchant leur offensive le 7 mars alors que les forces de sécurité ont été alertées dès le 4 mars par l’infiltration de 5 pick-up transportant des terroristes dont 5 ont péri lors des escarmouches. La population a été le facteur déterminant dans cette opération, c’est grâce au dévouement de cette population et son amour à la Tunisie que le pays a évité la catastrophe.
Le troisième objectif revêt un caractère purement opérationnel. Il s’agit de s’emparer de la ville de Ben Guerdane pour mobiliser et recruter au sein d’une population supposée acquise et sympathisante. Le renforcement des effectifs est une question urgente et d’une importance capitale. Le but d’une telle mobilisation serait de préparer le soutien des forces de l’Etat islamique basées à Syrte. En effet, plusieurs indices montrent que les positions de Daech implantées dans le fief de Kadhafi (riche en pétrole) seront attaquées dès que le gouvernement libyen d’union nationale, formé sous les auspices de l’Onu, aura obtenu la confiance du Parlement internationalement reconnu (celui de Tobrouk). Le pire des scénarios que les planificateurs opérationnels de l’Etat islamique puissent imaginer est de voir leurs forces prises en sandwich par l’armée libyenne après la réconciliation trop attendue entre l’armée du Général Haftar et les milices de Fajr Libya. Seul un émirat établi sur la frontière sud de la Tunisie serait en mesure d’alléger l’étau sur Syrte par l’ouverture d’un front sur Tripoli. Une fois établi, l’Emirat de Ben Guerdane n’aurait pas à s’inquiéter des forces de sécurité tunisiennes car elles seraient fixées au nord et au centre du pays pour défendre les grandes villes contre les cellules dormantes qui seront activées en temps opportun.
Les enseignements à tirer:
L’opération de Ben Guerdane est riche d’enseignements. De ce fait, elle servirait d’étude de cas dans les grandes écoles militaires. Les leçons à tirer couvrent plusieurs domaines.
– Les principes de la guerre :
Durant l’opération, les terroristes ont appliqué deux principes de la guerre : l’initiative et la surprise. L’initiative consiste à décider du timing, des objectifs à détruire et des armes à utiliser dans l’opération. La surprise consiste à frapper l’ennemi à l’endroit et au moment qu’il n’attendait pas. Bien qu’ils aient bénéficié de ces deux atouts, les terroristes ont perdu la bataille et la situation a révélé un paradoxe. Ceci s’explique par deux raisons : les terroristes manquent de professionnalisme et leur opération a été planifiée sur la base d’éléments erronés, puisque le soutien de la population (considéré acquis) leur a manqué et le degré opérationnel des forces de sécurité (jugé faible) s’est révélé décisif. Le général chinois Sun Tsi a bien précisé que «celui qui perd sur le terrain, a déjà perdu avant la bataille sur le plan des calculs stratégiques. Beaucoup de stratégie mène à la victoire, le hasard à la défaite».
Pour que l’initiative et la surprise soient productives, il faudrait que l’attaque soit brutale pour garantir la destruction de l’adversaire. En se servant d’armes légères pour s’emparer d’une ville, les terroristes n’ont pas assuré la puissance de feu nécessaire à la réalisation d’un tel objectif.
– Le renseignement :
Si les terroristes ont bénéficié de l’initiative et la surprise c’est parce qu’ils étaient bien renseignés sur le dispositif sécuritaire dans la ville. En revanche, notre pays a frôlé la catastrophe en raison d’un déficit flagrant en matière de renseignement. Si le «SigInt» (signal intelligence) pourrait faire défaut par manque de moyens techniques sophistiqués, le «HumInt» (human intelligence) ne doit pas faillir car il est le moyen le plus sûr, le plus approprié et le moins cher pour recueillir le renseignement nécessaire à l’anticipation de l’opération. Avant de mettre en exécution leur stratagème diabolique, les terroristes se sont rassemblés dans la ville pour la planification de l’opération, l’observation des cibles et la distribution des armes. Aucun indice sur leur présence n’a été relevé par les services concernés.
Aujourd’hui, nous pourrions reprocher à ces services d’avoir ignoré de nouer des liens avec des tribus libyennes influentes dans la région de Sabratha et Djebel Neffoussa pour se renseigner sur un ennemi commun. Tout le territoire libyen et essentiellement la Tripolitaine constituent la profondeur stratégique où nous sommes tenus de collecter le renseignement opérationnel. S’absenter sur un tel espace serait suicidaire.
Aussi, nous pouvons reprocher aux responsables du pouvoir exécutif d’avoir retardé la création de l’Agence nationale du renseignement. Des consultations sérieuses entre les parties concernées ont été engagées pour la mise en place de cette institution tant attendue mais les impératifs sécuritaires du moment exigent la concentration des efforts pour accélérer l’activation de cette agence dont l’importance est capitale pour la survie de l’Etat.
– La cohésion nationale :
Nul ne peut se douter que la cohésion nationale est garante de la survie et l’intégrité territoriale de tout Etat. Dans son traité ‘‘De la guerre’’, le célèbre théoricien militaire Clausewitz a basé toute sa théorie sur une trinité indissociable: le gouvernement, l’armée et la cohésion du peuple.
Depuis l’indépendance, le peuple tunisien qui se distingue par son homogénéité, son amour et son dévouement à sa patrie a été toujours à la base de notre stratégie de défense. Bourguiba était le premier à miser sur ce peuple en faisant de lui la pierre angulaire de sa politique de la «défense globale».
Aujourd’hui, si nos forces de sécurité ont remporté la bataille de Ben Guerdane, c’est parce que la population locale a été de leur côté. Nos compatriotes du sud ont montré une bravoure et une conduite exemplaires. La quasi-totalité du peuple a montré une cohésion remarquable.
Cependant, l’épreuve que nous venons de surmonter a permis de déceler certaines failles dans le rempart que représente notre cohésion nationale. Ces failles sont :
– des tiraillements au sein des partis politiques car certains politiciens ont cherché à tirer profit de l’héroïsme de nos martyres;
– les partis salafistes n’ont pas condamné l’opération de Ben Guerdane et plusieurs de leurs partisans ont brandi la bannière noire en signe de compassion avec les terroristes.
Ces fissures doivent être perçues comme une sonnette d’alarme pour remédier au plus vite à la situation. La conférence nationale sur le terrorisme s’avère plus que jamais urgente pour saper toute entreprise malveillante et préserver notre cohésion nationale. Annoncée pour la première fois par l’ancien chef du gouvernement Mehdi Jomâa, lors d’une réunion avec les représentants des 26 partis représentés à l’Assemblée des représentants du peuple (ANC), le 3 mars 2014, cette conférence tarde à venir bien qu’elle fasse l’unanimité de tous les Tunisiens. Confirmée par le gouvernement actuel, elle continue à faire l’objet de tergiversation.
Et lorsque nous parlons de la cohésion nationale, nous devons penser à instaurer la paix sociale qui est la condition sine qua non pour la préservation de cette cohésion. Ainsi, il serait d’une grande utilité d’organiser une conférence nationale pour élaborer une politique économique et sociale capable de réduire les disparités régionales et trouver une solution à la paupérisation générale avant qu’elle atteigne le moral d’une bonne partie de la population.
– Le trafic illicite :
L’opération terroriste de Ben Guerdane a confirmé que le terrorisme et la contrebande sont liés par une connivence inaltérable. Les jerricans pleins de munitions trouvés dans les dépôts d’armes témoignent de cette relation diabolique.
En effet, le financement du terrorisme passe forcément par le trafic d’armes et de stupéfiant. Séparer le terrorisme du trafic illicite serait utopique car les caractéristiques communes et les similitudes sont grandes.
La coexistence : le terrorisme et la contrebande existent généralement dans le même théâtre. Dans les régions frontalières, les terroristes et les contrebandiers se partagent les mêmes itinéraires voir les mêmes moyens logistiques.
La coopération : le terrorisme coopère avec les cartels de contrebande pour affaiblir l’Etat et son appareil de sécurité. Leurs actions peuvent se compléter : sécurité et liberté de mouvement pour les trafiquants contre renseignement et soutien logistique pour les terroristes.
Convergence : c’est le cas d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi) lorsque les contrebandiers intègrent l’organisation terroriste pour assurer son financement.
L’arsenal découvert récemment dans les dépôts à Ben Guerdane reflète encore une fois un manque flagrant de renseignement et pose sérieusement le problème de revoir l’objet de la conférence nationale sur le terrorisme pour inclure les crimes connexes. Vaincre le terrorisme passe inéluctablement par l’éradication de la contrebande, ce qui exige de trouver des solutions radicales pour les problèmes économiques de la région.
Ainsi, l’opération de Ben Guerdane est riche d’enseignements à plusieurs titres. Nous avons gagné une bataille mais nous n’avons pas gagné la guerre contre le terrorisme. La fin de la guerre n’est pas pour demain et son issue dépend de notre volonté à aborder les vrais problèmes du pays et de notre aptitude à les résoudre. Les principaux facteurs de notre réussite sont les suivants :
– l’activation de l’Agence nationale de renseignement la seule garante de notre sécurité nationale;
– l’organisation de la conférence nationale pour élaborer une politique sociale et économique afin d’instaurer la paix sociale de laquelle dépend la cohésion nationale;
– l’organisation de la conférence nationale pour lutter contre le terrorisme et les crimes connexes pour préserver la cohésion nationale qui est la condition sine qua non pour vaincre le terrorisme.
* Officier retraité de la marine nationale et ancien secrétaire général du Centre d’études et de recherches stratégiques des pays 5+5 défense (CEMRES).
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