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Chedly Ayari ou la vertu en politique

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Chedly Ayari, loin d’être un modèle de vertu, a manqué d’apprécier la bonne mesure; le «juste milieu» toujours difficile à atteindre.

Par Yassine Essid

Suffit-il d’apprendre le montant du salaire d’un individu pour en connaître son niveau de vie, les médiations familiales, les personnes à charge? De combien de personnes sa famille est-elle composée : conjoint, enfants, petits-enfants, parents et grand parents? Faute de connaître dans le détail toutes ces informations il est impossible d’établir quelque lien que ce soit sur la décence ou l’indécence de gagner plus de 28.000 dinars par mois !

Une confortable rente

Par conséquent, comment peut-on adresser au gouverneur de la Banque centrale de Tunisie (BCT) l’inconvenant reproche public de vouloir s’enrichir sur le dos des contribuables en quintuplant son salaire?

Comment ose-ton lui signifier par une campagne médiatique calomnieuse sur ce qui est devenu un délit pour les deux sous de satisfaction vaniteuse que lui procure son exorbitant salaire d’administrateur en chef?

Dans un pays où bakchichs, pots-de-vin, dessous de table sont devenus des pratiques courantes de plus en plus difficiles à cerner, et donc plus difficiles à combattre, l’auto-attribution par le gouverneur de la BCT d’une confortable rente devrait provoquer tout au plus des froncements de sourcils désapprobateurs et assez visibles pour lui infliger quelques remords sur un déficit d’appréciation de la valeur réelle de sa force de travail et se rendre compte si le mode de détermination de ses émoluments est lui-même cohérent avec ses performances.

Briser toute une carrière politique, accabler une personne sans ménagement, jusqu’à lui faire sentir qu’elle n’a même plus le droit d’exister, est éminemment condamnable. Chedly Ayari a peut-être de l’argent mais il ne roule pas sur l’or.

En fait, tout ce charivari est symptomatique de notre rapport à l’argent. L’importance et le sens que nous accordons aux échanges sont révélateurs des fondements de nos nouvelles valeurs culturelles et sociales. La vieille tradition de méfiance et de discrétion face à la richesse s’est transformée en attitude positive de la fortune, de l’opulence et de leur visibilité. Dans ce registre, la connaissance de la personne et de ses motivations nous permettent de mieux comprendre ses actes.

Des casseroles embarrassantes

Chedly Ayari traine derrière lui des casseroles suffisamment embarrassantes pour l’empêcher de prétendre à jamais une quelconque fonction officielle. Sa carrière est jalonnée de scandales financiers : mauvaise gestion, corruption, détournement de fonds. Chedly Ayari, qui a perdu il y a bien longtemps toute appréciation d’une conduite vertueuse, pour qui l’intérêt général et la loi n’ont jamais constitué un frein incommode aux intérêts particuliers et qui ne possède plus la faculté d’apprécier les principes déontologiques de sa fonction, est devenu la victime expiatoire et consentante d’une culture passée de l’argent-tabou à l’argent culte.

Sa pathologie n’est souvent que l’exagération de tendances sociales désormais frappées du sceau de la «normalité». Car on s’enrichit plus par le travail, et l’utilisation de l’argent n’est plus replacée en faveur de la production de biens mais de la spéculation, des transactions occultes ou exhibées. Cela va du dérisoire mais bien profitable empiétement sur la voie publique, du commerce illégal, des constructions sans permis, jusqu’à l’évasion fiscale. Soustraire ses revenus aux fourches caudines du fisc est même devenu un art et une science. Bref, c’est tout le résultat d’un dysfonctionnement qui s’observe avec démesure et outrecuidance et qui gangrène la société à tous les niveaux, entraînant le peuple dans sa ruine et impliquant industriels, hommes dits «d’affaires», serviteurs de l’Etat, jusqu’au simple citoyen. Chacun agissant selon ses besoins, chacun procédant selon ses moyens. Le problème est que dans la majorité des cas, comme celui des salaires abusifs, cela ne relève malheureusement pas de la justice mais des principes de la morale individuelle.

La politique est un commerce grassement payé

On a coutume de croire que la corruption ne concerne que les Etats pauvres ou autoritaires dont le régime politique favorise une oligarchie au détriment de la population. Or, on a constaté sous le gouvernement de la Troïka, l’ancienne coalition gouvernementale dominée par le parti islamiste Ennahdha qui a gouverné la Tunisie entre janvier 2012 et janvier 2014, que la démocratie n’est pas en reste ni synonyme d’honnêteté et de haute valeur morale.

De même qu’on présumait qu’avec l’arrivée d’un gouvernement d’obédience religieuse, la richesse serait licite tant qu’elle était acquise selon les règles de la probité et dépensée sur le chemin de dieu; la rétribution n’étant retenue qu’au niveau symbolique et non pas à celui de sa jouissance substantielle. Que celui qui s’enrichit par son travail reçoit les signes de la bénédiction d’Allah et de reverser l’argent dans le circuit marchand en faveur de la production et pour le bien de la collectivité.

On s’attendait en effet que durant son mandat, Ennahdha serait plus regardant en matière de gestion des dépenses publiques, de respect des transactions et d’assistance aux démunis.

Pure démagogie ! Les islamistes ne l’entendaient pas de cette oreille. Opportunément, l’exercice du pouvoir exerça sur eux l’effet d’un commerce grassement payé : c’était de l’or en barre ! Leur tendance à tout subordonner aux affaires d’argent, leurs manœuvres frauduleuses, le financement occulte de la politique et le détournement des biens publics sur la base du principe du butin, étaient presque devenus leur étalon de mesure.

Le degré de corruption en Tunisie est tel qu’il est pris officiellement en charge par une entité gouvernementale dédiée à la lutte contre ce phénomène. En fait par un ministère de l’impossible. L’amplitude des manœuvres frauduleuses, de l’enrichissement sans cause, du financement caché des partis, agissent tous comme un baromètre de la vertu de la nation.

Ces pratiques s’avèrent pourtant très onéreuses pour une communauté de contribuables résignés parce qu’impuissants, qui se voient ponctionnés chaque jour davantage pour financer un système qui engraisse une clique d’individus sans scrupules.

Le masque de la vertu

En politique, la vertu, indispensable à tout homme de pouvoir, est de nature double: celle naturelle et innée, qui porte l’homme à l’empathie pour ses semblables; et la vertu républicaine, inflexible, pour laquelle l’amour de la patrie tient lieu de lien affectif et social.

Depuis la révolution française, le problème crucial fut de distinguer l’homme politique, motivé par cette vertu authentique, de celui qui n’en portait que le masque. Dans le cas des appointements du gouverneur de la BCT, Chedly Ayari, loin d’être un modèle de vertu, a manqué d’apprécier la bonne mesure; le «juste milieu» toujours difficile à atteindre parce qu’il suppose la maîtrise de soi et l’aptitude du jugement moral pratique qui, dans les circonstances où les règles générales font défaut, sait reconnaître la décision adéquate.

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