Homicide ou pas, la mort de Lotfi Nagdh engage la responsabilité du pouvoir politique de l’époque qui n’a rien fait pour essayer de l’empêcher.
Par Dr Mounir Hanablia *
Les suspects du meurtre de Lotfi Nagdh libérés, une décision qu’une grande partie de la classe politique et des médias trouvent choquante et scandaleuse. Mais à quelle question la justice était elle tenue de répondre? Avant tout de déterminer d’abord les circonstances exactes de la mort de la victime, et ensuite dans le cas où l’homicide aurait été confirmé, de savoir qui en aurait été l’auteur, et enfin de déterminer, derrière les auteurs, les responsabilités entourant l’homicide.
Force est de constater que si la justice a innocenté les sbires des Sections d’Assaut ou des Faisceaux (Ligue de protection de la révolution, milices violentes au service du parti islamiste Ennahdha et du CpR, Ndlr), qui ce jour-là étaient venus en masse à Tataouine, elle n’a pas pour autant désigné les coupables ni même pas les responsables.
Mais que s’était-il exactement passé en ce 18 octobre 2012, dans cette ville de l’extrême sud tunisien ?
Situer le niveau des responsabilités
Quelques milliers d’excités issus du bas peuple et étrangers à la région étaient venus défiler en masse contre les «antirévolutionnaires» qui selon eux menaçaient de relever la tête. Le cortège, c’est-à-dire ses organisateurs, fit alors, un choix funeste, celui de défiler devant le lieu où se trouvait la victime, figure de proue de l’opposition dans la ville. Peut-être ce choix fut-il même prémédité, mais même s’il le fut, signifiait-il une intention homicide? Toujours est-il qu’au moment où le cortège passait devant le lieu où se trouvait la victime, les choses dégénéraient, une échauffourée s’ensuivait et concomitamment ce chef de l’opposition de la ville y perdait la vie.
Evidemment les circonstances de la mort n’ayant été nullement normales, des autopsies ont été pratiquées dont les rapports semblaient se contredire : on a parlé de fractures de côtes, de contusions, que les uns ont mises sur le compte de traumatismes graves de la cage thoracique, d’autres sur celui du massage cardiaque tenté pour réanimer la victime en arrêt cardiaque.
Finalement, la thèse de l’infarctus du myocarde ayant occasionné le décès a fini par prévaloir, auprès de la justice, ce que beaucoup de monde a refusé et refuse toujours d’admettre, comme étant la cause vraie et réelle de la mort, et pas forcément à bon escient.
En effet, il est fréquent que des gens soumis à un très grand danger succombent du fait de l’émotion qu’ils en ont ressentie avant même d’en avoir subi les dommages directs, et le cadre médico-légal s’en trouve complètement bouleversé.
Mis à part cela, des témoins avaient rapporté la présence à quelques mètres du drame de membres des forces de l’ordre, qui s’étaient armés… d’expectative pour regarder sans broncher les Sections d’Assaut, venir défier, provoquer et agresser, verbalement, symboliquement, et peut-être physiquement, la victime qui finissait par succomber. Et c’est là semble-t-il l’aspect crucial de l’affaire : si les forces de l’ordre n’ont pas bougé c’est qu’elles n’avaient tout simplement pas reçu l’ordre de le faire. Et si la manifestation prévue longtemps à l’avance a pu se dérouler, c’est sans aucun doute que le trajet prévu pour le cortège avait bénéficié du quitus légal, ce qui situe déjà le niveau des responsabilités.
Et la responsabilité des partis au pouvoir ?
En fin de compte l’une des thèses plausibles expliquant le drame est celle-ci : des partis au pouvoir jugeant leur situation menacée par la montée d’une opposition de plus en plus entreprenante, avaient choisi de faire une démonstration de force dans une ville d’une région qu’ils tenaient pour leur fief politique. Pour ce faire, ils avaient amené de partout leurs militants les plus déterminés investir la ville, et le cortège défilant avec l’assentiment des autorités, probablement dans le souci d’intimider le chef de l’opposition locale, mais ce dernier avec courage réagissait, et la foule surexcitée finissait par l’agresser et il décédait.
La justice a semble-t-il établi qu’il n’était pas décédé des suites de traumatismes subis, mais des conséquences de l’émotion intense subie et peut-être d’un état de santé déjà préalablement altéré. Mais même dans l’hypothèse où il aurait été établi que le décès eût été causé par des blessures, comment la justice aurait-elle pu déterminer dans une foule déchaînée les auteurs d’une agression? Certes des films et des photos de la tragédie existent certainement mais même forte de cela il semble que la Justice n’ait pas pu déterminer exactement qui a pu faire quoi, ce qui demeure du domaine du possible.
En fin de compte, est-ce que la mort de Lotfi Nagdh s’apparente à celle des regrettés Chokri Belaid et Mohamed Brahmi, tués devant chez eux par un tireur embusqué? Il n’est pas fréquent, en tous cas, qu’on se serve d’une foule surexcitée pour éliminer une seule personne, et l’hypothèse retenue par la justice, celle de la crise cardiaque, invalide la thèse de l’homicide.
Cependant homicide ou pas, ceux qui avaient, ce jour-là, le devoir de préserver l’ordre public, ont dans le meilleur des cas fait preuve d’imprévoyance en introduisant le loup dans la bergerie, et ont manifestement failli, et si le décès survenu, juridiquement et médicalement parlant, peut être qualifié de «naturel», les circonstances l’ayant entouré, elles, ne l’étaient pas du tout, et imposent une détermination administrative, civile, et même pénale, des responsabilités.
C’est la dignité et la douleur de la famille qui avant tout, l’exigent.
* Cardiologue, Gammarth-La Marsa.
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