Les Tunisiens, sans trop se faire illusion sur la démocratie, sont fatigués de vivre dans un pays chancelant, livré à des bonimenteurs forains et où tout est devenu précaire.
Par Yassine Essid
Par quoi reconnait-on un Etat failli ou en voie de l’être? Par un ensemble d’attributs ou de signes qui n’ont rien d’arbitraire. Ce sont des critères objectifs, intelligibles et irrécusables. Certains Etats répondent déjà largement aux critères sociaux, économiques et politiques que traduit cette notion.
Effondrement de l’appareil d’État
L’appareil d’État, fragile, est peu capable de maîtriser des évolutions susceptibles de déboucher sur des crises violentes. La société, toute aussi fragile, est productrice de tensions dépassant ses propres capacités à les contenir. Dans ce domaine, la Somalie occupe le premier rang suivie par la République Centrafricaine et Haïti. La Tunisie, bien que n’occupant que la 89e place, son vernis ne cesse de s’affaiblir sensiblement et, faute de soins pour bâtir, de précautions pour restaurer, tout ce que nos parents auront laissé périra bientôt.
Dans un monde arabe et africain déchiré en permanence par des luttes confessionnelles, la Tunisie a toujours renvoyé l’image d’une certaine modernité liquéfiant toutes les complications. L’autorité de son Etat et la solidité de ses institutions, en plus de sa forte homogénéité ethnique, linguistique et religieuse, la mettaient à l’abri des crises, voire de guerres civiles. Des conditions qui ont modelé son parcours depuis l’indépendance jusqu’à la chute du régime de Ben Ali.
Depuis l’arrivée au pouvoir de la «troïka», l’ancienne coalition gouvernementale dominée par le parti islamiste Ennahdha, à laquelle s’est succédé le régime tout aussi répréhensible des Caïd Essebsi, on n’arrête pas d’assister de manière progressive à l’effondrement, souvent silencieux, de l’appareil d’État.
Les rêves et les espérances de liberté, qui avaient succédé au pouvoir autoritaire, ont fait place à des sentiments d’abattement de plus en plus fréquents et prolongés avec, en toile de fond, un dégoût pour la politique et un rejet de ses représentants qui discourent à perte de vue sur des sujets qui confinent à la niaiserie.
Chaque jour, des événements viennent établir d’une manière flagrante et par des faits réels à quel point l’État tunisien se retrouve de plus en plus dans l’incapacité d’exercer pleinement les missions qui sont les siennes, tant dans les domaines régaliens que dans ceux de l’offre de services économiques et sociaux à la population.
En bout de piste, l’inévitable faillite
Tenez, prenons la dernière affaire qui a agité la compagnie Tunisair, dont les avions arborent le pavillon national. Longtemps protégée par des privilèges de monopole, sa finalité suprême est de servir l’intérêt général. Aussi, toute question touchant à son activité, à son organisation et à sa gestion prend une dimension politique ou comporte une charge émotionnelle. Etouffée depuis toujours par des sureffectifs, sa recapitalisation à fonds perdu par l’État, qui demeure quasiment l’actionnaire principal de la compagnie, est nécessaire à sa survie et pourrait devenir encore plus problématique avec l’accroissement de parts de marché dans un environnement désormais pleinement ouvert à la concurrence. Autant de raisons qui devraient mobiliser tout le personnel de la compagnie pour assurer le mieux possible la continuité des services et les meilleures prestations en toutes circonstances et lieux.
Or, en plus de l’interminable affaire de vols des bagages, voilà qu’une querelle larvée entre un copilote et des techniciens de la compagnie, censés pourtant veiller à ce que les pilotes et les appareils donnent toute garantie de sécurité, dégénère en une altercation verbale, puis physique.
Le nouveau Pdg, Elyes Mnakbi, qui est issu de l’armée et succombant probablement à un réflexe militaire, a décidé la suspension pure et simple de tous les vols de la compagnie pendant plusieurs heures. À vos ordres mon colonel!!
En général, seul un coup Etat, un attentat, ou le mauvais temps justifieraient l’arrêt des activités aériennes. Un aéroport est un organisme complexe, à la manière d’une gare centrale, avec cette particularité supplémentaire qu’en raison du caractère d’instrument de transport rapide de l’avion tout doit être mis en œuvre pour réduire au strict minimum les pertes de temps et d’argent.
Tout cette affaire est donc le résultat d’une inconcevable et impardonnable erreur de gestion des affaires d’une compagnie qui bat de l’aile avec, en bout de piste, l’inévitable faillite.
Au lieu d’agir, on tergiverse
Cet événement n’est pas anodin. Il symbolise à merveille le mal qui ronge le pays tout entier. Car qu’en serait-il demain si un tel conflit survenait entre deux cadres de la Steg, par exemple? Cela ferait-il disjoncter le gestionnaire en chef du transport et de la distribution qui suspendra pendant quelques heures l’approvisionnement du pays en courant électrique?
A quel mode de gouvernance correspond le régime actuel? Si on regarde la question du côté des performances de l’exécutif, on est tenté de répondre : à rien. Oublions un moment la médiocre envergure de ceux qui gouvernent: un chef d’Etat vieilli, à la mentalité de patriarche et aux pensées surannées, tellement séduit par la fonction au point de perdre toute mesure, et un Premier ministre, encore envoûté par ce qui lui arrive et qui a gardé l’âme d’un officier d’ordonnance.
Interrogeons-nous plutôt sur ce qu’est en réalité ce gouvernement et ses effets sur la vie quotidienne des Tunisiens. Il ne s’agit pas de l’ensemble des plus hautes autorités de l’Etat, mais surtout des processus par lesquels une autorité politique s’engage pour résoudre des problèmes en s’assignant des objectifs : prélever des impôts, allouer des ressources, imposer des normes, employer la contrainte et la coercition par le recours à la loi tout en contrôlant de près les institutions chargées de veiller à l’accomplissant de ces activités.
Pourtant, il n’y a rien qui puisse correspondre à ces critères d’efficacité. Non seulement le gouvernement ne formule rien quant l’avenir de la société, mais la totale indifférence qu’il affiche envers l’état du pays et l’avenir de ses habitants sont devenus sa marque de fabrique. Au lieu d’agir, on tergiverse, on évite les sujets qui fâchent, on se résout à satisfaire les revendications insensées d’un syndicat transformé en quatrième pouvoir, on manque d’affronter avec vigueur, détermination et célérité les agissements qui visent à l’anéantissement de toutes les possibilités de progrès socio-économique et culturels du pays.
Des pseudo-politiciens bavards
Fatigués de vivre dans un pays chancelant, livré à des bonimenteurs forains, où tout est devenu précaire, nous vaquons malgré tout à nos occupations sans trop se faire illusion sur la démocratie qui n’appartient pas à notre monde, mais à celui des mots vite dits et vite oubliés prononcés par des pseudo-politiciens bavards, constamment en verve, mais démunis face à la complexité des décisions à prendre chaque jour pour gouverner la nation.
Face à cette déliquescence, nous n’avons, hélas, aucune bannière à déployer pour enrôler des fidèles, aucun mot d’ordre à leur lancer, pas le moindre geste à leur enjoindre. Rien dans les mains et encore moins dans les poches.
Il y a pourtant plein d’autres choses à faire et nous les faisons rituellement sans avoir besoin d’instructions de qui ce soit. Des tâches réalisées ordinairement, comme aller au travail malgré l’état affligeant des transports publics, se déplacer en voiture tout en craignant les agents qui réclament toujours plus de subsides et inventent des exactions, faire son marché nonobstant la dégradation continue du pouvoir d’achat, prendre ses enfants à l’école qui forme des cohortes d’illettrés d’un nouveau type, se faire soigner par un système de santé coûteux ou défaillant. En somme, se débrouiller au quotidien en dépit de conditions de survie rendues de plus en plus difficiles par l’incurie politique et administrative.
Pendant cinq années d’administration politique, abusivement qualifiées de postrévolutionnaires, les réformes rendues inévitables sont toujours à l’arrêt, le chômage ne cesse de s’aggraver, la désobéissance civile s’accentue, les secteurs vitaux de l’activité économique sont complètement sinistrés, la promotion de la culture ne fait qu’accentuer l’inculture sans oublier le nivellement par le bas de l’éducation scolaire et universitaire.
Quant à la propagation de la corruption, désormais étalée au grand jour, elle est installée au sein même des institutions de l’Etat. Elle a été dénoncée par trois ministres successifs de la gouvernance qui, découragés par l’indifférence coupable de leurs supérieurs, avaient préféré quitter leur fonction.
Le commerce informel prend force et ampleur, l’insécurité persiste, la corruption ronge les institutions publiques autant que privées, le tissu urbain se dégrade par les constructions anarchiques, les villes sont transformées en dépotoirs, les places publiques en brocantes géantes, la population est désabusée et démobilisée.
Déchéance du gouvernement et des partis politiques
Pour finir, citons la dégénérescence des partis politiques et de leurs dirigeants qui s’égarent, donnant dans les machinations et le marchandage, déploient des slogans populistes en croyant gagner ainsi les faveurs des masses.
Ils sont d’ailleurs tellement imbus de leur personne, tellement séduits par leur ambition, tellement versés dans leur démagogie, qu’il est devenu inutile d’entreprendre de les éclairer en les instruisant. Dépourvus de principes, ils sont incapables de guider les masses qui n’ont pas les moyens d’agir de manière logique ni la capacité intellectuelle de réfléchir sur les problèmes de société, encore moins les sacrifices nécessaires que réclame la survie du pays.
Aussi, la déchéance de l’ensemble du gouvernement et des partis politiques qu’il représente prélude à l’exercice périlleux d’élections futures qui ne seraient plus le rendez-vous de l’apprentissage de la citoyenneté, mais qui opposeront le peuple contre l’élite, les régions, les tribus, les clans, voire les quartiers les uns contre les autres.
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