Le «consensus», devenu mode de fonctionnement de l’Assemblée, assure la mainmise des partis sur les instances constitutionnelles dont l’indépendance est remise en question.
Par Noura Borsali *
L’élection, par l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), du président de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie) a connu, depuis plus d’une semaine et durant deux réunions d’une session extraordinaire de l’assemblée, plusieurs péripéties, voire un échec cuisant. Deux tentatives électives respectives des 25 et 26 septembre 2017 n’ont abouti à aucun résultat.
Un échec cuisant
Sept candidats, tous membres du conseil de l’Isie, se sont présentés à ces élections briguant le poste de président de l’Instance : Nabil Baffoun, Nabil Azizi, Mohamed Tlili Mansri, Anouar Belhassen, Farouk Bouaaskar, Anis Jarbouii et Adel Brinsi. Ce dernier a fini par se retirer de la course. Aucun des 6 candidats restants n’a réussi à récolter les 109 voix nécessaires à son élection. Seuls Nabil Baffoun et Anis Jarbouii, ayant totalisé respectivement 76 et 78 voix, ont été retenus pour le second tour (à une majorité absolue) tel que le stipule l’article 6 de la loi organique régissant le fonctionnement de l’Isie.
La tradition du fameux consensus instauré comme mode de fonctionnement de l’Assemblée nationale constituante (ANC) et, plus tard, de l’ARP, inventé par la «troïka», l’ancienne coalition gouvernementale conduite par le parti islamiste Ennahdha, et maintenu par les partis politiques composant les blocs parlementaires de l’actuelle assemblée, n’a abouti à aucun résultat, bloquant ainsi l’Instance «indépendante» des élections.
Les tractations entreprises n’ont permis ni à Nabil Baffoun, candidat d’Ennahdha et d’autres partis, ni à Anis Jarbouii, fraîchement élu et candidat de Nidaa Tounes, et d’autres petites formations, d’accéder à la présidence de l’Instance. Les clivages entre les blocs parlementaires étaient tels que le processus se trouve dans l’impasse.
L’Isie, un acquis du 14 janvier 2011
Rappelons que, selon ses textes officiels, l’Isie est «un organisme chargé de la gestion des élections et des référendums, de leur organisation et de leur supervision dans leurs différentes phases».
Cette création d’une Instance indépendante est considérée comme un grand acquis du 14 janvier 2011 car elle met fin à l’hégémonie du ministère de l’Intérieur, seule autorité habilitée, depuis les premières élections de la Tunisie indépendante, à superviser les différents scrutins présidentiels, législatifs et locaux.
Cette expérience ne fut, en aucun cas, concluante puisque les élections ne furent ni transparentes, ni fidèles aux votes des Tunisiens. Des manipulations et des falsifications étaient devenues des traditions de ces rendez-vous électoraux imposant, durant plus d’un demi-siècle, l’hégémonie du Néo-Destour et, plus tard, du RCD. Le déroulement de l’opération électorale et ses résultats n’ont jamais cessé d’être fortement décriés par l’opposition et la société civile.
L’Isie remplace alors le ministère de l’Intérieur. Sa mission est «d’enregistrer les électeurs, de préparer le scrutin et d’assurer son bon déroulement et de proclamer les résultats». Elle doit assurer des élections pluralistes, libres, démocratiques et transparentes.
Il serait utile de rappeler que l’Isie a été créée par la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique (Hiror) qui a élaboré et voté le décret-loi du 18 avril 2011, portant création d’une Instance supérieure indépendante pour les élections (Journal officiel de la République tunisienne, n°27, 19 avril 2011, pp. 484-486) et élu, le 9 mai 2011, les 17 membres composant l’Instance.
Le mouvement Ennahdha, minoritaire au sein de la Haute instance (cinq membres seulement) avait proposé la formation d’une liste consensuelle des différents courants représentés dans ce qui s’apparentait à une petite «assemblée». Cette proposition avait été rejetée par «la majorité constituée par les partisans du Pôle démocratique moderniste et du Mouvement des patriotes démocrates qui avaient appelé à l’élection d’une liste fermée dans laquelle ses sympathisants étaient majoritaires».
Kamel Jendoubi, président de la 1ère Isie.
Les deux Isie
L’Isie connaîtra deux formations. La première présidée par Kamel Jendoubi, qui avait organisé les premières élections pluralistes et démocratiques de la Tunisie indépendante, s’est retrouvée, à la fin de son mandat, confrontée à une controverse sur sa gestion financière et à une série de procès et contre-procès. Face à ceux qui évoquent des «détournements de fonds publics», d’autres défendent l’idée d’une combine cherchant à entraver le renouvellement du mandat des membres de l’Isie.
Quant à la deuxième Isie, elle fut pérennisée par l’ANC, le 12 décembre 2012, suite à l’adoption d’un projet de loi relatif à l’instance, et ce, après des débats houleux autour de la composition de la commission de tri des candidatures dont les travaux furent annulés, deux fois successives, par le tribunal administratif.
Le 28 décembre 2012, l’ANC amende alors la loi organique portant création de l’Instance en supprimant la commission de tri des candidatures et en permettant l’élection des membres directement en séance plénière.
Le 8 janvier 2014, l’Assemblée constituante élit finalement ses membres réduits à neuf. Le président de l’Instance, l’universitaire spécialiste en droit public, Chafik Sarsar, est élu avec 153 voix sur 208 votants. Mais, ce dernier ne présidera la deuxième Isie que du 9 janvier 2014 au 9 mai 2017, date de sa démission de l’Isie.
Le 17 janvier 2014, l’Assemblée décide de garder le nom de l’Isie devenue instance constitutionnelle et nommée Instance supérieure indépendante pour les élections (Chap. 6, Titre 1, Art. 126 consacré à l’«Instance électorale»).
La deuxième Isie organisera et supervisera la première élection présidentielle du pays (à deux tours) au suffrage universel, pluraliste, libre et démocratique qui s’est déroulée les 23 novembre et 21 décembre 2014 ainsi que les élections législatives pluralistes du 26 octobre 2014.
Les 3 démissionnaires de la 2e Isie: Mourad Ben Mouelli, Chafik Sarsar (ex-président) et Lamia Zargouni.
La crise de la deuxième Isie
Mais voilà qu’en mai 2017, l’Isie se trouve encore une fois au centre de polémiques suite à la démission de Chafik Sarsar et deux de ses collègues, Mourad Ben Mouelli et Lamia Zargouni. Cette démission fut annoncée succinctement et avec émotion dans un point de presse : «Conformément au serment que nous avons prêté», d’après lequel «nous nous engageons à œuvrer à des élections libres et transparentes […], nous avons décidé de démissionner», s’est limité à déclarer Sarsar.
Cette démission qui fit beaucoup de bruit et laissa perplexes plus d’un Tunisien intervint huit mois avant les élections municipales prévues (initialement) le 17 décembre 2017. Chafik Sarsar l’expliquera par l’existence de divisions internes affectant le conseil de l’Instance et provoquées «par l’arrivée de membres élus par l’ARP» pour qui, selon Sarsar, «le droit ne veut rien dire» (AFP).
Mais, certaines sources évoquent des désaccords qui porteraient sur les méthodes de travail et sur le non respect, par certains membres, des principes fondateurs de la démocratie.
Devant la commission de règlement intérieur de l’ARP, Sarsar ainsi que les deux autres membres démissionnaires ont évoqué, plus en détails, les raisons de leur départ. Pour eux, il s’agit bel et bien d’«une sonnette d’alarme» contre ce qu’ils ont appelé «des pratiques policières» qui pourraient «entraver des élections démocratiques» (Chafik Sarsar), «des décisions anticonstitutionnelles» (Mourad Ben Mouelli) ou encore «des décisions illégales et illégitimes au nom de la majorité au sein de l’Isie» (Lamia Zargouni).
Compte tenu de cette décision irréversible, Sarsar appelle l’ARP à procéder, avant le début des vacances parlementaires, au remplacement des trois membres démissionnaires.
Même procédure que pour la première Isie : la Cour des comptes publie, quelques jours plus tard, un rapport révélant des dysfonctionnements et des insuffisances relatifs à la gestion humaine et financière de l’Isie. La présidente de la chambre relevant de la Cour des comptes Fadhila Gargouri affirme que «l’exécution du budget ne s’est pas conformée à des règles claires».
La politique du «consensus» dans l’impasse
Depuis la mise en place de la deuxième Isie, les élections des membres de l’Instance par l’ANC et, plus tard, par l’ARP, ont provoqué des divergences, voire des conflits entre les groupes parlementaires en l’absence, dit-on, de «consensus» autour du choix du candidat.
Ce «compromis» ou «consensus» est devenu un mode de fonctionnement de l’ARP, d’où le recours aux différentes combines et manipulations. On pourrait en citer les pratiques les plus courantes telles que les absences pour empêcher le quorum, favorisant, par là même, les reports successifs des votes (six reports par l’ANC dans certains cas) et entravant l’obtention des 2/3 requis pour l’élection des membres. Seul le président de l’Isie pour lequel n’est requis que la moitié des voix (+1) des députés a été élu haut la main. Seul candidat à la présidence de l’Instance, Chafik Sarsar a réuni, autour de sa personne, le consensus tant convoité. Fait important à relever à notre sens : Kamel Ben Messaoud, élu le 19 juillet 2013 avec 155 voix dans la catégorie «Avocats» lors de la deuxième session de vote, annonce sa démission de l’Isie en dénonçant sur les ondes de Mosaïque FM «des accords illicites entre les différents partis». L’élu démissionnaire a réussi à pointer du doigt le mal qui ronge le nouveau système politique tunisien.
L’ARP n’enclenchera le processus de l’élection des trois membres démissionnaires qu’en septembre 2017, plus de trois mois après l’annonce des démissions, et ce lors de plénières organisées dans une session extraordinaire de l’ARP et au milieu des vacances parlementaires.
Ce retard ne pourrait s’expliquer que par l’intention de certains partis politiques dont Nidaa de reporter les municipales – prévues pour le 17 décembre 2017 – à une date ultérieure qui serait fixée dans le courant de l’année 2018.
Les plénières se sont alors caractérisées par une succession de reports pour des raisons telles que l’absence de quorum et surtout du consensus autour du choix des candidats. Les deux postes vacants pourvus, on passa à l’élection du président.
Le «consensus», devenu un mode de fonctionnement de l’ARP, ouvre la porte aux combines et manipulations.
Isie cherche désespérément un président
Dans cette course effrénée à la présidence de l’Isie, un fait ne manque pas d’attirer notre attention, à savoir le nombre de candidats qui s’est élevé à sept membres au départ et à la fin à 6 suite au retrait de la course d’un des candidats. Ainsi, sur les neuf membres constituant l’Isie, six aspirent à la présidence dont Anis Jarbouii, candidat fraîchement élu dans la catégorie des universitaires. Fait inédit. Ce désir d’accéder au poste de président appelle des interrogations : la fonction de président est-elle devenue si importante pour les membres d’une Instance ? Quelle conception ont-ils, ces derniers, du travail collectif au sein d’une instance ? La question du pouvoir est-elle devenue si primordiale pour qu’une majorité écrasante des membres du conseil de l’Isie posent leurs candidatures à ce poste ? Ce fait assez étrange ne peut que refléter l’absence de cohésion qui existe entre les membres du conseil et diviser davantage l’Isie sur une question de pouvoir alors que les enjeux sont énormes et ailleurs.
Pour bien d’observateurs, ces nombreuses candidatures sont, pour la plupart, encouragées par des partis politiques qui auraient infiltré l’Isie selon la méthode de l’ancien régime : «Diviser pour régner».
Deux seulement sur les sept candidats ont été retenus au premier tour du 25 septembre, compte tenu des voix obtenues : Nabil Baffoun (76), membre de l’Isie depuis sa création et candidat d’Ennahdha, du Front populaire et du Bloc démocratique, et Anis Jarbouii (78), candidat de Nidaa, Afek et d’autres.
Faute de majorité requise (109 voix des députés), le président n’est pas élu le lundi 25 septembre comme prévu, à défaut de consensus. La séance est reportée au lendemain, mardi 26 septembre. Mais, cette deuxième plénière consacrée au deuxième tour s’est soldée, tout autant que le premier tour de la veille, par un cuisant échec. Aucun des membres n’a totalisé les 109 voix requises : Baffoun n’a obtenu que 73 voix (-3 par rapport au premier tour) et Jarbouii 68 voix (-10 voix). Séance levée et élection reportée à une date ultérieure.
Une élection particulière
Cette élection du président de l’Isie est toute particulière par rapport aux précédentes qui se sont déroulées respectivement en 2011 et 2013 comme nous l’avons indiqué précédemment. Il est vrai qu’elle intervient dans un nouveau contexte politique caractérisé par les divisions au sein de Nidaa, l’effritement de l’opposition et surtout le retour en force du RCD au devant de la scène politique (même s’il y a toujours été présent mais sans autant d’arrogance). Pour Ennahdha comme pour Nidaa, l’enjeu est de gagner les prochaines élections locales et plus tard, en 2019, les législatives et la présidentielle. Ennahdha s’y prépare, depuis plusieurs mois, en faisant profil bas et en avalant toutes les couleuvres. Pour Nidaa, il s’agit de rétablir l’ancien régime et de mettre, entre parenthèses, le changement du 14 janvier 2011. C’est pourquoi l’Isie constitue, pour les uns comme pour les autres, un enjeu de taille.
Cette course effrénée au pouvoir est bien réelle quand bien même elle serait souterraine et voilée par le «consensus» factice. Ce compromis, dans le cas de l’Isie, bloque les institutions, porte atteinte à leur indépendance et assure la mainmise des partis politiques sur les instances constitutionnelles dont l’indépendance ne semble pas convenir au pouvoir en place, comme l’atteste la déclaration, à ce propos, du président de la république dans son interview du 6 septembre dernier.
Pourtant, l’article 126 de la Constitution de 2014 stipule que «l’instance se compose de neuf membres indépendants, neutres, compétents et intègres.» Certes, ces conditions sont les seules garanties de «la régularité, l’intégrité et la transparence du processus électoral», comme l’énonce encore l’article cité de la Constitution.
Ce rappel important nous pousse à nous interroger sur le degré de constitutionnalité de ces pratiques parlementaires et de la déclaration du président de la république. Tout comme est anticonstitutionnelle l’ingérence des partis politiques dans la vie de nos institutions jalouses de leur indépendance, un acquis de la Tunisie de l’après 14 janvier parce qu’un des piliers de la transition démocratique.
Vivons-nous alors un tour de manivelle qui remet en cause les acquis d’une démocratie certes balbutiante mais sur laquelle pèse désormais une épée de Damoclès : celle de ce que nous appellerons «la dictature des partis politiques» ?
* Universitaire et écrivaine.
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