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Migrants clandestins : Les nouveaux damnés de la mer

Les Etats doivent cesser de considérer ces gens qui risquent leurs vies sur des bateaux de la mort comme des parias dont la vie ne vaille rien.

Par Dr Mounir Hanablia *

Il y a eu, le 8 octobre 2017, ce drame immense, à mon avis national, si tant est que nous constituions encore une nation, en haute mer, au large des îles Kerkennah, qui interpelle avant tout nos consciences humaines. Un bateau rempli de réfugiés à destination de l’Europe a été heurté de plein fouet par une vedette de la marine nationale et a coulé immédiatement.

Un lac de paix devenu un gouffre de la mort

Il y a longtemps qu’avec la fracture économique nord-sud, la Méditerranée a cessé d’être un lac de paix, pour devenir un gouffre de la mort. Le fait nouveau, par rapport à tous les drames précédents, c’est que la marine d’un pays a été pour la première fois impliquée dans une action contre ses propres ressortissants.

Le communiqué initial du ministère de la Défense avait en effet parlé de collision, puis la justice (militaire sans doute) avait établi, dans l’acte d’accusation initiant les poursuites judiciaires, entre autres, une détérioration du matériel de l’Etat.

Les survivants, tous des clandestins en situation irrégulière passibles de sanctions pénales, se sont faits accusateurs en évoquant un heurt délibéré. Mais que peut valoir leur parole?

Il y aurait 32 rescapés repêchés sur un total de plus de 70 passagers. Evidemment, on n’a annoncé, jusqu’au dimanche 15 octobre, que 19 corps retrouvés, une manière assez peu orthodoxe pour dire qu’il y a pour le moment du moins en fait près d’une vingtaine de disparus.

Qui sont ces boat-people? Tous des Tunisiens à ce qu’on en a dit. Leurs identités, leurs formations professionnelles ou leurs niveaux d’étude n’ayant pas été publiquement révélés, ils demeurent pour le moment des personnes virtuelles, et les douleurs de leurs familles et de leurs proches une pure abstraction. Une abstraction qui est certes sortie du domaine de la pure statistique lorsque la colère du peuple pour moi numide a éclaté à Sidi Bouzid et dans d’autres villes de l’intérieur, à l’annonce de la mort des siens ou de ceux en qui il se reconnaisse. Des actes graves, toujours aussi inexcusables, de violence et de vandalisme, y ont été perpétrés contre des symboles de l’Etat, comme aux jours les plus noirs de la grande révolte contre la dictature, puis lors des flambées épisodiques contre le gouvernement provisoire et la «troïka», l’ancienne coalition gouvernementale conduite par le parti islamiste Ennahdha.

Ces grandes manifestations de colère surviennent toujours dans un contexte social tendu fait de chômage, de fiscalité galopante qui décourage l’investissement, de hausse du coût de la vie, et particulièrement pour la jeunesse, de désespoir. Et la situation actuelle apparaît pour beaucoup de jeunes plus que jamais oblitérée. Des jeunes qu’on n’avait pas empêchés, il n’ y a pas si longtemps, d’aller en Syrie se battre au nom du dieu Dollar contre l’impie Bachar El Assad ni de prendre l’avion pour Istanbul, et dont après les actes terroristes commis en Europe par de parfaits inconnus venus de chez nous, et débarqués là-bas de la manière la plus régulière, quand ils n’en sont pas des natifs, qui quoiqu’il en soit, n’ont jamais été des boat-people, à ces derniers donc, on prétende maintenant interdire l’accès de l’Europe, et par tous les moyens.

Quelle est la responsabilité exacte de l’armée ?

En la matière, il apparaît bel et bien que la loi et la doctrine sécuritaire de contrôle des frontières maritimes ait significativement évolué dans notre pays, et pas que dans le sens du bien; on y assimile peut-être désormais ceux qui franchissent clandestinement les frontières en traversant un espace maritime international à des trafiquants de drogue, quand il ne s’agit pas de terroristes.

Il faudrait peut-être désormais se poser la question essentielle de savoir si la loi permet à des membres de l’institution sécuritaire ou même militaire d’user de violence létale contre des gens ne constituant pour eux ou le pays dont ils gardent les frontières aucune menace immédiate.

Or, quand il s’agit de questions touchant l’institution militaire, on se réfère le plus souvent aux ordres qu’à la loi, et évidemment, les choses étant ce qu’elles sont dans notre pays, où filmer le mur d’une caserne peut exposer à de graves ennuis, savoir quels sont les ordres qui ont été transmis au capitaine de la vedette de la marine, ni de qui ils ont exactement émané, relève de la gageure.

Le capitaine a reçu des ordres de son supérieur hiérarchique, qui a été informé d’une situation intéressant des frontières maritimes relevant d’une juridiction internationale. C’est clair. Sinon, il ne se serait même pas approché des boat-people.

C’est-à-dire qu’il s’agissait là d’une situation suffisamment complexe face à laquelle les personnes habilitées à prendre une décision et situées sans aucun doute au plus haut sommet de l’Etat, ne sont pas plus nombreuses que le doigt indemne d’un estropié.

Le drame s’est-il déroulé dans nos eaux territoriales? C’est une autre question qu’il faut aussi se poser. Dans quelles conditions le droit maritime accorde-t-il à un Etat un droit de poursuite et d’usage de la force dans des eaux internationales, il faudrait peut être aussi le savoir. On n’aurait peut-être pas agi différemment en présence de renseignements concernant un bateau clandestin, transportant des terroristes ou des trafiquants armés, et dont l’arraisonnement s’annonçait dangereux pour le garde-côte.

Dans ces conditions, si tel avait bien été le cas, aurait-on confié une mission aussi dangereuse à une seule vedette dépourvue de tout appui, ne serait-ce que celui d’une force d’intervention commando pour accoster le bateau suspect? Le fait que celui-ci voguât en toute tranquillité donne prise à certaines autres interrogations dont par prudence, mieux vaut ne pas faire état, concernant la hardiesse de ces embarcations clandestines, qui malgré un arsenal légal répressif assimilant pratiquement le franchissement clandestin des frontières au terrorisme, et malgré les précédents tragiques, n’hésitent pas à se lancer dans l’aventure avec leurs cargaisons de morts en sursis.

Là où il y a le risque, il y a inévitablement de l’argent, et il y a rarement été fait état d’arrestations effectuées lors de l’embarquement, sur les plages. C’est toujours en haute mer que le drame se produit, et rarement avant. Il faudrait peut être en tirer une conclusion, celle que les clandestins, passagers et bateaux unis, soient de toute évidence invisibles, et à ce point discrets que personne ne puisse suspecter quoi que ce soit.

Et que fait-on des droits humains ?

Prétendre que le seul vrai moyen pour mettre définitivement fin au phénomène de l’émigration clandestine serait de créer du travail grâce à l’investissement serait certes une gageure, alors que la principale raison d’être de l’Etat semble désormais de rembourser les dettes contractées auprès des institutions internationales, en particulier par ceux qui avaient eu la charge de diriger l’Etat après le grand chambardement de 2011 et qui continuent aujourd’hui de le faire.

Pour conclure, les événements liés au franchissement clandestin des frontières ont toujours soulevé inévitablement celui des droits humains. Il fut un temps où ceux qui tentaient de franchir le Mur de Berlin, la frontière européenne issue des accords de Yalta, étaient impitoyablement abattus par les garde-frontières, au nom de la lutte contre l’espionnage, et ceci n’avait pas peu contribué à la dénomination de la frontière séparant l’Europe Occidentale de l’Orientale, celle dite du  Rideau de Fer.

Les Etats-Unis sont le pays où l’émigration a constitué l’un des aspects les plus significatifs dans la formation de l’image que la population se fait de son propre pays, celui de la liberté, et une grande partie de ces immigrés partis vers le rêve américain ont quitté leurs pays souvent illégalement, fuyant soit les crises économiques, comme les Irlandais et les Italiens, soit les persécutions comme les Arméniens, ou les Russes de confession juive. Un physicien de génie comme l’a été Georges Gamow avait tenté de fuir la Russie soviétique avec sa femme en traversant la mer à bord de son canoë-kayak. Elia Kazan, le grand cinéaste, avait fui les pogroms arméniens ou la Turquie en s’embarquant clandestinement en bateau, tout comme Aristote Onassis. Le grand physicien sicilien Ettore Majorana s’était définitivement évaporé de l’Italie fasciste, et la police de Mussolini n’avait jamais pu retrouver sa trace.

Il faudrait donc cesser de considérer ces gens qui risquent leurs vies sur des bateaux de la mort, comme des parias dont la vie ne vaille rien, et qu’un Etat puisse en toute impunité martyriser au nom d’un principe abstrait sacro-saint, celui de la sécurité des Etats.

Abstraction faite de la saignée en cerveaux et en potentialités dont notre pays, à travers ses jeunes diplômés en fuite, fait inévitablement les frais, terrorisme ou pas, tuer de sang froid des personnes, à fortiori quand elles sont en situation de détresse, ou qui, en fuite, ne constituent aucune menace, sera toujours un crime que toute législation digne d’un pays démocratique, réprouvera, et auquel un jour ou l’autre il incombera inévitablement à un Etat de rendre des comptes, quelle que soit la position qui y est occupée par ceux qui l’ont décidé.

On voudrait s’efforcer de croire que tout cela ne constituât qu’un malheureux accident et nullement un acte sciemment perpétré. Malheureusement aucune déclaration n’est venue nous conforter en ce sens, aucun responsable ne s’est déplacé pour assister aux obsèques de ces damnés de la terre et pour dire aux familles que malgré tout nous ne faisons partie que d’un même pays et que ces choses là peuvent un jour se produire. Dieu bénisse leurs âmes !

* Cardiologue, Gammarth, La Marsa.

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