Le 13 novembre 2017, Fitch a publié un volumineux document intitulé «Tunisia, Operational Risk Report». Très instructif et, surtout, déprimant…
Par Asef Ben Ammar, Ph.D
Dans ses 140 pages, le rapport, signé par Fitch-Research dresse un portrait franchement négatif à l’égard des perspectives de l’économie tunisienne, pour l’année 2018. Le rapport est en anglais et est accessible en ligne (pas gratuit!).
Que nous apprend ce rapport et que retenir de ses constats ?
Globalement, le rapport constitue un rappel brutal de la difficulté qu’a le gouvernement de la coalition à agir efficacement, promptement et courageusement en faveur des réformes et des redressements économiques attendus par les différentes parties prenantes tunisiennes et internationales.
Techniquement, le rapport traite des divers risques opérationnels encourus par l’économie tunisienne dans le moyen et court termes. Il se base sur une approche analytique, connue en économie politique par le sigle SWOT: forces (Strenghts), faiblesses (Weakenesses), menaces (Threats) et opportunités (Opportunities). Et dans ce cadre, les économistes de Fitch examinent, et en profondeur, les pesanteurs économiques et politiques qui accablent la gouvernance actuelle de l’économie, pointant du doigt notamment i) des réformes structurelles qui tardent à venir, ii) l’érosion de l’attractivité du pays pour les investissements étrangers et iii) le décrochage de la compétitivité globale de l’économie face à ses comparables et compétiteurs dans la zone MENA (18 pays du Middle East et North Africa), et pas seulement.
Appuyé par un indice global agrégeant cinq métriques mesurant les risques encourus (risque pour l’investissement, risque du marché du travail, risque sécuritaire, risque logistique et risque opérationnel pour l’économie), Fitch place l’économie Tunisienne en 9e position dans les pays du MENA (18 pays) et 110e dans le monde en matière d’exposition aux risques économiques.
Fitch a élaboré sa radioscopie des risques rencontrés par l’économie tunisienne en tenant compte de cinq principaux risques. Ces cinq risques sont paramétrés, calibrés et appréciés du point de vue des investisseurs et des opportunités d’affaires. Chacun de ces paramètres est mesuré sur un indice allant de 0, pour des risques très élevés, à 100 pour des risques inexistants. Simplement dit, plus le score est élevé, plus faible est le risque encouru.
Regardons dans ce qui suit les cinq familles de risques encourus.
Un marché d’emploi peu flexible et très politisé !
Le rapport souligne que l’économie tunisienne rencontre ses plus grands risques au niveau du front de la création de l’emploi et de l’ajustement du marché du travail. Il montre que la Tunisie, le seul rescapé du printemps arabe, fait moins bien que ses comparables dans les pays du MENA, toutes catégories confondues (démocrates, ou pas; monarchiques ou pas, etc.). Les auteurs regrettent notamment que le gouvernement n’arrive pas à i) créer de l’emploi durable (création nette), à ii) augmenter le taux de participation au marché du travail, iii) à endiguer l’érosion des compétences et à iv) ajuster l’offre en formation universitaire avec les besoins d’emploi du marché du travail.
Sans faire dans la dentelle, le rapport pointe du doigt les rigidités imposées par un syndicalisme outrancier, omniprésent et très peu enclin à faciliter les ajustements requis entre l’offre et la demande en travail. Les économistes de Fitch ajoutent que de telles situations génèrent des rigidités structurelles, des tensions improductives et des risques liés notamment au recul des financements, à l’érosion de la productivité et à la multiplication des grèves et des blocages des activités dans les secteurs porteurs.
Et à ce sujet, le rapport énumère une panoplie de manifestations et d’activismes politiques alimentés par les institutions syndicales, les partis politiques et une certaine indifférence gouvernementale. Plus graves encore, les auteurs prévoient que les risques encourus par le marché du travail (grève, tension, blocage, etc.) sont portés à s’accroître dans le moyen terme, pour cause d’élections à venir et autres pressions politiques et tensions politiques liées.
Comparant les performances du système éducatif, le rapport rappelle le recul du système et déplore le recul des compétences des diplômés, notamment en numératie et littératie. La faiblesse de la formation professionnelle qualifiante est aussi mise à l’index dans ce rapport.
Relativement aux risques du marché du travail, le rapport accorde à la Tunisie un score de 43,6/100) et place la Tunisie en queue du peloton des pays du MENA, arrivant en 15e position sur un total de 18 pays. Seuls les pays arabes en guerre (Yémen, Irak, Syrie, Lybie) présentent plus de risque que la Tunisie. La moyenne du risque observé dans les pays du MENA est de 49,9/100. Au niveau international, et à l’aune de cet indicateur, la Tunisie arrive 149e sur un total de 201 pays.
Ce score néfaste fera mal au branding économique de la Tunisie, et frappe la transition démocratique là où cela fait le plus mal, à savoir au cœur des activités de production, d’investissement et de la création de la richesse collective.
Avec de tels scores, la Tunisie est en passe de perdre son lustre et ses atouts conventionnels (notamment en matière des qualifications et compétences de sa force de travail).
Le gouvernement doit entreprendre les réformes requises pour stopper la dégringolade, renforcer la création de l’emploi, et surtout rassurer les investisseurs qui osent investir pour justement créer la dynamique requise pour relancer l’emploi et un certain regain de confiance social.
Commerce et investissement : des efforts dans la bonne direction!
Fitch note positivement les progrès réalisés récemment à cet effet. Il souligne favorablement les incitatifs fiscaux offerts aux investisseurs étrangers dans les principaux secteurs économiques (télécommunications surtout). Il salue aussi les aménagements légaux permettant de formaliser et encadrer les ententes d’affaires, de façon à réduire les coûts de transaction et de litige au sein des milieux d’affaires.
Cependant, le rapport souligne les écueils de fonctionnement de la Bourse, et son incapacité à mobiliser les financements pour les investissements requis. Fitch déplore que la Bourse de Tunis ne procure pas plus que 6% des financements privés des entreprises.
Les imperfections du système fiscal sont aussi identifiées comme des problèmes qui renforcent les risques et dissuadent les investisseurs. La pression fiscale est jugée trop forte, et autant les entreprises (profit imposé à 25% et contribution sociale de 16%) que les consommateurs (TVA de 19%) endurent des taux très élevés, peu propices à la relance économique et à la croissance de la richesse.
Les auteurs notent aussi les retards dans la mise en place des zones franches, promises par la Tunisie. Ils déplorent aussi l’omniprésence de la corruption et des réseaux de liés, au sein des organismes étatiques.
Le rapport accorde à la Tunisie, une note de 53,8%, le plaçant en 9e position, sur les 18 pays du MENA, et 85e sur le total des 201 pays reconnus internationalement.
Logistique des affaires : un système de distribution encore à la traine
Fitch note que le transport et la circulation des personnes et produits sont soumis à deux risques majeurs. Le premier concerne les risques générés par les grèves des employés actifs dans les secteurs du transport terrestre, maritime et aérien. Et le deuxième concerne les risques liés aux infrastructures et à la qualité des services rendus en matière de transport de marchandises et de mobilité dans le pays et envers le pays.
L’état des routes est montré du doigt, la qualité des services dans les ports et aéroports sont décriés comme des facteurs de risques très dommageables à l’investissement privé. Et les auteurs incriminent sans détour la responsabilité du gouvernement et les incompétences dans la gouvernance du secteur du transport et des infrastructures liées, souvent obsolètes, mal entretenues et mal gérées. Les délais d’attente et les surcoûts liés aux transports sont décriés dans le rapport et soulignés comme entraves qui limitent l’attractivité du pays pour les investisseurs internationaux.
Fitch accorde à la Tunisie la note de 46,9%, le plaçant dans la 11e position au sein des pays du MENA (18 pays) et 106e à l’échelle des 201 pays de la planète.
Criminalité et insécurité : frontières «poreuses»…
Le rapport Fitch note l’insécurité liée aux frontières, peu contrôlées, peu gouvernées, et souligne les risques liés à la guerre civile en Libye. Le terrorisme, la contrebande et les trafics mafieux sont considérés comme des risques qui pèsent fortement sur le climat des affaires et sur la paix sociale en Tunisie.
Les externalités négatives liées à la guerre en Libye sont notées comme de vrais risques et menaces affectant les investissements notamment les régions isolées et frontalières.
Fitch déplore aussi que la Tunisie présente des risques liés aux crimes financiers, ajoutant que le gouvernement n’a pas adhéré aux conventions et standards internationaux régissant la reddition des comptes et la structuration des livres et registres comptables en vigueur pour réglementer les affaires et les investissements.
En même temps, Fitch note que la Tunisie est parmi les rares pays du MENA à considérer la cybercriminalité comme une menace économique, allant jusqu’à légiférer à ce sujet.
En somme, Fitch accorde à la Tunisie une notre de 46,7/100, contre une moyenne de 43,9% pour les pays du MENA. La Tunisie arrive 9e parmi les 18 pays du MENA et 105e parmi les 201 pays de la communauté internationale.
Risques opérationnels agrégés : en deçà de la moyenne; le gouvernement doit agir!
Fitch agrège l’ensemble des risques mesurés en un indice composite agrégé allant de 0=trop de risque) à 100=sans risque. Les cinq composantes des risques sont aussi constituées, chacune d’un sous-ensemble d’indices mesurés (avec au total 24 sous-indices). Fitch présente sa grille de mesure et sa méthode dans l’annexe du rapport.
Le gouvernement tunisien a intérêt à examiner le détail de ces 24 sous-indices et en détail, le tout pour instaurer une approche permettant d’orienter son action afin de faire gagner des points à la Tunisie. Cela aidera l’économie tunisienne à se repositionner et à gravir des échelons dans le système d’indicateurs utilisés par Fitch et autres agences équivalentes.
Cela dit, et au final, la Tunisie n’obtient pas la note de passage (moyenne) retenue par Fitch! Elle arrive avec un score global de 47,8/100, la mettant 9e dans le classement des pays du MENA et 110e dans la communauté internationale (201 pays). La moyenne internationale est de 49,8/100.
En conclusion, le rapport somme le gouvernement tunisien d’agir pour accélérer le rythme des réformes et les ajustements structurels afin de renforcer les performances économiques et sortir le pays d’une récession qui dure et qui commence à faire mal au bien-être des individus et des collectivités.
Fitch identifie et de manière chirurgicale les risques encourus par l’économie tunisienne en 2018. Fitch montre au gouvernement et l’action collective le chemin à suivre et comme déployer ses efforts pour contrer les risques économique et faire sortir l’économie de sa léthargie.
Fitch ratings a déjà dégradé et plusieurs fois les deux dernières années la cote de crédit de la Tunisie. Si rien n’est fait par le gouvernement de coalition et rapidement, Fitch ratings risque de procéder à une autre décote cet hiver 2018. Et cela fera particulièrement mal au budget de l’État, en termes d’accès aux crédits internationaux et en termes de services de la dette.
* Analyse en économie politique.
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