Seul un changement drastique des politiques suivies jusque-là permettra à la Tunisie de recouvrer l’indépendance de ses choix économiques dans l’intérêt bien compris de son peuple.
Par Ahmed Ben Mustapha *
La Tunisie traverse sans doute l’une des périodes les plus critiques de son histoire contemporaine. Certes, nous avons appris depuis 2011 à nous accommoder d’une situation de crise permanente génératrice d’une instabilité chronique et de mouvements sociaux ponctués de violences et de débordements particulièrement en cette période correspondant à l’anniversaire de la révolution.
Maîtriser les dérapages aux conséquences imprévisibles
Mais les manifestations de cette année prennent une tournure extrêmement grave d’autant plus qu’ils sont mis à profit par des parties occultes aux desseins inavoués pour déstabiliser les institutions de l’Etat et détourner l’attention des revendications légitimes de la majorité de la population. Celle-ci est en effet confrontée aux retombées d’une crise politique et économique sans cesse grandissante se traduisant par la dégradation permanente de ses conditions de vie doublée d’une extension sans précédent du chômage et de la pauvreté.
Face à cette situation, les réactions des pouvoirs publics se limitent, comme celles des précédents gouvernements, à des mesures conjoncturelles d’ordre financier en faveur des couches défavorisées et de la jeunesse. Non budgétisées et improvisées, elles sont prises en catastrophe sous la pression des événements dans le seul souci de calmer les esprits en cette étape difficile en espérant pouvoir ainsi maîtriser les dérapages aux conséquences imprévisibles.
Ce faisant l’attitude de la classe dirigeante ne traduit pas une prise de conscience de l’ampleur de la crise ni de la gravité des événements qui ne sont pas uniquement motivés par les hausses de prix décidées par la Loi des Finances 2018.
De même, elle démontre son incapacité à saisir les enjeux stratégiques profonds de cette crise permanente qui sont grandement liés à nos relations déséquilibrés avec nos principaux partenaires économiques du G7 et de l’Union européenne (UE).
Les origines profondes de l’instabilité en Tunisie
En effet la situation dramatique politique et économique que nous traversons actuellement a des origines profondes ainsi que des causes multiples d’ordres interne et externe. Elles sont en relation avec la mise en échec de la transition démocratique et économique du fait des ingérences étrangères arabes et occidentales qui ont privilégié l’émergence au sommet de l’Etat de parties politiques non démocratiques proches de l’ancien régime et dociles à l’égard des intérêts étrangers.
Assoiffées de pouvoir, ces parties sont déterminées à s’y maintenir par tous les moyens en se basant sur la connivence des parties étrangères et de leurs agents locaux en échange de la reconduction des politiques économiques et des choix diplomatiques de l’ancien régime au détriment de la démocratie.
Ce faisant, la Tunisie n’aura finalement connu qu’une alternance purement formelle au sommet de l’Etat sans changement des choix économiques ni des procédés de gouvernement de la dictature qui sont à l’origine de la révolution.
Ainsi la majorité gouvernementale actuelle a comme les précédentes pour seul souci de conserver le pouvoir et de le monopoliser pour l’avenir.
Et nos principaux partenaires, notamment les pays du G7 et de l’UE – qui se comportent en Tunisie en acteurs politiques investis dans la défense de leurs intérêts – ne font rien pour respecter leurs engagements pris depuis mai 2011, lors du sommet du G7 de Deauville, de favoriser les conditions propices au succès de la transition politique et économique en Tunisie.
Pourtant, ils ne manquent pas de moyens de pression d’ordre politique et financier notamment à travers le FMI – qui contrôle la politique économique et monétaire de la Tunisie – et ils ne se privent pas d’en user et d’en abuser pour imposer les accords commerciaux injustes ainsi que les choix d’ouverture économique qui leur conviennent au détriment des intérêts supérieurs de la Tunisie.
Et c’est cette conjonction d’intérêts entre les détenteurs du pouvoir en Tunisie, étroitement associés à l’ancien régime – et les puissances étrangères, en particulier la France, l’Italie, l’Allemagne, la Grande Bretagne ainsi que les Etats-Unis – qui explique le naufrage économique et démocratique de la Tunisie.
Cette connivence s’est concrétisée à travers le sabordage de la constitution qui a pratiquement été vidée de toute substance par le non respect de ses dispositions relatives à la distribution des pouvoirs, à la mise en place des institutions dont le tribunal administratif ainsi qu’une autorité judiciaire réellement indépendante.
Ainsi, la dégradation sans précédent des conditions de vie des Tunisiens, source de tensions permanentes, est indissociablement liée à la reconduction en pire des politiques économiques et diplomatiques de l’ancien régime notamment la politique d’incitation aux investissements étrangers ainsi que le libre échange inégal avec l’Europe dont les retombées catastrophiques ne sont plus à démontrer.
Mainmise étrangère sur les ressources de la Tunisie
En pratique, ces politiques ont abouti, du fait de notre dépendance technologique à la désindustrialisation de la Tunisie et à la mainmise étrangère notamment européenne sur les richesses humaines et matérielles de la Tunisie ainsi que les pans les plus rentables et les plus lucratifs de l’économie tunisienne.
En particulier les secteurs productifs dont les industries et les activités à haute valeur ajoutée associées à la satisfaction de nos besoins en céréales, en biens d’équipement et de consommation ou à l’exploitation de nos richesses nationales (pétrole, huile d’olive, agriculture…).
Elles aboutissent également au détournement au profit de l’étranger des revenus et des opportunités d’emploi ainsi que des ressources humaines qualifiées associées à ces activités. D’où la perte de nos élites scientifiques et de nos compétences par le biais de la fuite des cerveaux du fait de ce partage injuste des rôles économiques imposé par la mondialisation.
Ce faisant, la Tunisie est confinée depuis plus de quatre décennies au rôle peu glorieux de marché ouvert aux produits européens par le biais de l’échange inégal, d’atelier industriel et de réservoir de main d’œuvre bon marché au profit des activités européennes de sous-traitance de bas de gamme. Sans compter l’invasion des produits de la contrebande.
Et c’est dans ces conditions que la Tunisie se permet – dans une conjoncture d’extrême précarité économique caractérisée par un déficit incontrôlable et sous la pression incessante de l’UE et du G7 – de se soumettre aux conditions draconiennes du FMI et de négocier l’accord de libre échange complet et approfondi (Aleca) avec l’UE qui ouvriront la voie à une véritable recolonisation économique de la Tunisie.
Dès lors, il n’est pas exagéré de dire que l’Etat tunisien – confrontée à des menaces potentielles d’ordres politique et sécuritaire – fait face à une impasse économique et financière doublée d’un surendettement insoutenable et ingérable qui hypothèquent gravement la souveraineté et l’avenir de la Tunisie.
Face à ces défis existentiels d’une ampleur inégalée, il est évident que seul un changement drastique des politiques suivies depuis la révolution au niveau national et international est susceptible de permettre à la Tunisie de recouvrer son indépendance décisionnelle dans la détermination des choix économiques et diplomatiques permettant de servir les intérêts bien compris du peuple tunisien.
Dans la seconde partie de cet article nous proposerons quelques pistes de réflexion sur les alternatives s’offrant à la Tunisie afin de sauver le processus démocratique qui risque d’être définitivement hypothéquée en cas de persistance dans les politiques actuelles.
De même nous présenterons des propositions concrètes sur les moyens de dépasser la crise économique et financière par la reconstruction des relations tuniso-européennes sur de nouvelles bases tenant compte des réalités économiques tunisiennes, des écarts de développements et des évolutions géo politiques à l’échelle régionale et mondiale.
* Ancien diplomate.
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