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L’indépendance tunisienne confisquée par la mondialisation économique

La reprise en main occidentale des affaires du monde a donné un coup d’arrêt aux velléités indépendantistes des pays du tiers-monde, dont la Tunisie, et leurs aspirations à un nouvel ordre mondial plus juste et plus équilibré.

Par Ahmed Ben Mustapha *

La Tunisie a célébré, hier, mardi 20 mars 2018, le 62e anniversaire de son indépendance dans un contexte de crise économique et financière inégalée par son ampleur, ses répercussions sociales et politiques ainsi que ses implications sur les attributs souverains du pays et son autonomie décisionnelle dans la détermination des grands choix économiques et diplomatiques engageant son avenir.

En effet, jamais la Tunisie n’a été aussi dépendante de l’étranger – notamment de ses partenaires du G7 et de l’Union européenne (UE) et en particulier la France, l’Italie et l’Allemagne, principaux bénéficiaires des marchés tunisiens – pour le financement de son économie chancelante et de son endettement insoutenable voire ingérable. Il en est de même de ses besoins alimentaires essentiels ainsi que de sa sécurité et de sa défense.

Depuis la révolution de 2011, les menaces de tout ordre pesant sur la Tunisie se sont accrues au même titre que la dégradation continue et incontrôlable des services publics et de tous les indicateurs économiques et sociaux. Ce qui été mis à profit par nos partenaires étrangers pour accentuer notre dépendance et nous contraindre à souscrire aux plans d’ajustement et aux financements conditionnés des institutions financières internationales au détriment de nos intérêts et de notre souveraineté.

Le libre échange inégal hypothèque l’indépendance

Cet article a pour objectif de démontrer que l’insertion de la Tunisie dans la globalisation économique était inscrite dans les conventions sur l’autonomie interne du 3 juin 1955 et le protocole d’indépendance du 20 mars 1956 dont la finalité profonde était de préserver le même type de relations de domination entre la France et la Tunisie et plus globalement entre les deux rives de la Méditerranée.

À cet effet, il importe d’analyser la nature et la portée de ces documents historiques – dont le contenu est ignoré de la majorité des Tunisiens – en restituant le contexte stratégique et diplomatique qui a prévalu lors de leur adoption et qui explique leur caractère déséquilibré et foncièrement défavorable à la Tunisie.

Et c’est sans doute l’une des raisons majeures de la fragilité congénitale du processus des indépendances des pays du tiers monde confrontés dès le départ à une insertion quasi coercitive dans un faux libre échange – forcément injuste et inégal – et en définitive incompatible avec les impératifs d’une vraie indépendance.

Certains s’offusquent du fait que soit établi un lien qui semble pourtant évident entre l’échec de la stratégie de décolonisation économique de la Tunisie mise en œuvre par les Perspectives décennales de développement des années 60 et les engagements économiques inclus dans les conventions sur l’autonomie interne qui ont été maintenues en vigueur par le protocole d’indépendance.

Ils refusent d’emblée toute évaluation ou toute critique du processus d’indépendance de la Tunisie, estimant à tort qu’il s’agit là d’une atteinte à la mémoire des symboles de la lutte pour l’indépendance et notamment du président Bourguiba.

En fait, la finalité profonde de cette réflexion est de dévoiler les dessous de la stratégie immuable et continue de la France et des Européens visant à empêcher un vrai développement et une véritable décolonisation économique de la Tunisie et des pays de la rive sud par la reconduction sous d’autres formes des mêmes rapports hégémoniques prévalant durant l’occupation.(1)

Le libre échange au service de l’hégémonie franco-européenne

Le but de cette stratégie est de conserver le monopole technologique dans l’exploitation des richesses naturelles et humaines de la Tunisie et des pays de la région afin d’assurer leur détournement au profit du Nord tout en monopolisant leurs marchés et en les maintenant en tant que zone d’influence exclusive.

Et c’est ce qui explique l’imposition continue du libre échange inégal associé à la sous-traitance industrielle comme seule forme d’organisation des relations économiques et commerciales entre les deux rives.

L’objectif central de cette politique toujours persistante, qui a été largement atteint, est d’interdire à la Tunisie de parvenir, à l’instar des pays émergents, à un vrai développement adossé à une autosuffisance technologique, agricole et industrielle lui permettant de s’affranchir de la main mise occidentale et de récupérer ses richesses bradées au profit de l’étranger.

Et ce par l’accès à un vrai savoir faire technologique permettant la relocalisation en Tunisie des chaînes de valeur et des activités à haute valeur ajoutée associées à la valorisation industrielle de nos propres richesses et le développement de nos propres gammes compétitives de produits industriels sur les marchés mondiaux.

Dès lors, les responsables actuels et la classe politique en général devraient tirer les enseignements qui s’imposent du bilan négatif et controversé des accords conclus pour l’accès de la Tunisie à l’indépendance ainsi que les accords de libre échange conclus dès 1969 avec la communauté économique européenne qui leur sont intrinsèquement liés.

En somme, il s’agit de les mettre en garde contre la continuité de la politique hégémonique de la France, de l’UE et du G7 sur la Tunisie et qui a été reconduite après la révolution à travers le partenariat de Deauville et l’Accord de libre échange complet et approfondi (Aleca) en cours de négociation dont ils ne semblent pas saisir la gravité et les dangers.

Les dessous de l’opposition française à une véritable indépendance de la Tunisie

Peu de tunisiens savent que ce protocole n’impliquait en fait aucun transfert des attributs de la souveraineté au gouvernement tunisien qui devaient faire l’objet de négociations ultérieures. Mais celles-ci n’auront finalement pas lieu en raison des divergences d’interprétation de son contenu et de la volonté de la France de préserver sa domination sur la Tunisie et la région du Maghreb.

En tout état de cause, la signature du protocole d’indépendance, qui n’était qu’une simple déclaration d’intention arrachée à la France dans des circonstances historiques particulières, ne pouvait en aucun cas mettre un terme aux retombées d’une occupation longue de 75 années mise à profit pour une annexion économique de la Tunisie et la confiscation de ses richesses au seul bénéfice d’une minorité de colons français et européens.(2)

En outre, ce document maintient en vigueur les conventions du 3 juin 1955 alors qu’elles sont incompatibles avec une vrai indépendance du fait qu’elles ont été essentiellement conçues pour préserver le statut dominant et tous les privilèges acquis au profit des Français et des étrangers durant l’occupation coloniale.

Telle était la position demeurée immuable des responsables français qui étaient majoritairement opposés à l’indépendance considérant l’autonomie interne basée sur la «coopération avec les élites nationales comme méthode plus sagace que la force pour obvier à l’indépendance et maintenir la Tunisie dans le giron de la métropole».(3)

À ce propos, cet ouvrage reproduit une déclaration de Pierre Mendès-France qui «n’envisage pas l’indépendance de la Tunisie même à l’issue d’un stage très long. J’ai toujours pensé que les deux Etats devaient demeurer associés étroitement et durablement et je me suis toujours élevé contre les prétentions à l’indépendance même future et lointaine».(3)

En effet, la France et l’Europe, sorties affaiblies et amoindries de la seconde guerre mondiale qui les a dépouillés du leadership mondial, n’étaient nullement disposés à accorder une véritable indépendance aux anciennes colonies. Car ceci les aurait privés de leur zones d’influence et de leurs marchés au sud de la Méditerranée ainsi que de ressources et richesses jugées vitales à leur développement et au maintien de leur hégémonie à l’échelle mondiale.

Incompatibilité entre indépendance nationale et économie de marché

D’ailleurs, le concept d’indépendance et d’Etat national doté de frontières, d’une souveraineté monétaire et d’une économie protégée est incompatible avec l’économie de marché et le libre échange commercial qui sera imposé dès le départ à la Tunisie par les conventions sur l’autonomie interne du 3 juin 1955 à travers son maintien dans la zone franc et dans l’union douanière française.

D’ailleurs, ces conventions seront contre tout bon sens intégrées au protocole d’indépendance qui inclura également la notion d’«interdépendance» que l’on retrouvera plus tard dans l’acte fondateur du G7 dont la vocation première était d’imposer la vision économique occidentale globalisante au reste de la planète.(4)

Certes la Tunisie a pu par la suite conquérir sa souveraineté monétaire et sortir de l’union douanière bénéficiant du contexte international d’après guerre favorable à la décolonisation qui a permis aux non-alignés de réaliser de nombreux acquis au bénéfice des pays nouvellement indépendants.

Néanmoins, la création du G7, à l’initiative de la France en 1975 après la crise pétrolière de 1973 due au boycott pétrolier arabe, est considérée par certains spécialistes comme une reprise en main occidentale des affaires du monde et un coup d’arrêt aux velléités indépendantistes des pays du tiers-monde et leurs aspirations à un nouvel ordre mondial plus juste et plus équilibré.(4)

Et c’est sans doute l’une des principales raisons qui – à côté de nombreux autres facteurs endogènes et exogènes – a contribué à mettre en échec la première stratégie de développement de la Tunisie basée sur la décolonisation économique adossée aux perspectives décennales de développement des années 60.

Dans la seconde partie de cet article nous aborderons cette étape cruciale de l’histoire et les responsabilités nationales et internationales dans la confiscation de l’indépendance tunisienne.

* Ancien ambassadeur et chercheur en diplomatie et relations internationales.

Notes :
1- Werner Ruf : Thèse de doctorat soutenue en Allemagne en 1967 intitulée ‘‘Le Bourguibisme et la politique étrangère de la Tunisie indépendante’’, traduite en arabe par Sahbi Thabet et publiée par l’Institut tunisien des relations internationales, Sousse, 2011.
2- Moncef Guen : ‘‘Les défis de la Tunisie : Une analyse économique’’, éd. L’Harmattan, Paris, 1988.
3- Samir Saul : ‘‘Intérêts économiques français et décolonisation de l’Afrique du Nord (1945- 1962)’’, Librairie Droz, Genève 2016, p. 664.
4- Bertrand Badie: ‘‘La diplomatie de connivence’’, éd. La découverte, Paris 2011, p. 114.

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