Avec le 8e anniversaire du 14 janvier, ce n’est qu’un simulacre de démocratie qu’on fête, une mise à jour mineure d’une dictature préservée. C’est admettre cette réalité qui permet d’espérer en sortir.
Par Farhat Othman *
C’est bien une fois de trop que de simuler une fête de la révolution et de la jeunesse sans que rien de concret n’ait été offert à nos jeunes plus que jamais désespérés. N’en sont-ils pas à reproduire à l’infini le geste fondateur de ce qui est devenu le coup de force d’une partie des élites contre une autre lâchée par ses soutiens d’Occident à la faveur d’une alliance avec de nouveaux obligés islamistes ?
Coup du peuple
Il est erroné d’appeler révolution ce qui n’est qu’un coup du peuple ou coup d’État déguisé, se prétendant l’émanation des exigences populaires et en usant. De plus, comme on y a accolé à juste titre les événements fondateurs du 17 décembre 2010, il serait plus judicieux de parler non du 14 janvier mais du 11, véritable tournant des événements amenant le départ forcé du dictateur avec les premiers soubresauts dans la capitale après l’entrée en action des fameux snipers. C’est le 10 janvier qu’ils sont entrés à Tunis pour y réaliser et dans ses environs, la bascule du coup du peuple dès le lendemain. Ce fut le début effectif de ce que Ben Ali serait en droit de considérer une trahison de ses plus sûrs lieutenants gagnés, au mieux, à la cause populaire d’une juste aspiration à la dignité des libertés et des droits réels.
Or, ce «coup d’État» populaire, ou coup du peuple, s’est limité couper la tête visible d’un système tout en veillant d’en sauvegarder les racines; ainsi, les lois scélérates de la dictature sont en place à ce jour, notamment celles qui ont un impact immédiat sur la vie de tous les jours. Témoin en est ce symbole des turpitudes de l’ancien régime qu’est la loi 52 sur les stupéfiants qui a ruiné le sort de multitudes de jeunes innocents pour un malheureux joint. Elle continue à le faire, ayant été à peine ripolinée, le simple usage d’un joint, moins nocif pourtant qu’une cigarette, étant toujours passible de prison, même si le juge n’est plus contraint de prononcer l’emprisonnement comme avant.
Responsables irresponsables
Malgré cette vérité, désormais connue de tous, et alors qu’il est bien manifeste que la démocratie dans le pays relève du simulacre, on n’arrête de s’en vanter, ainsi que de l’État introuvable de droit, se gardant surtout de ne rien faire de concret, et d’arrêter déjà de mentir et d’agir afin d’en sortir. Une telle culture du mensonge de nos responsables réussit mal à camoufler un manque évident de courage ou une impossibilité avérée d’agir, et donc une parfaite irresponsabilité.
Que proposent-ils donc à une jeunesse s’offrant toujours en holocauste au feu sur sa terre et en festin aux poissons en Méditerranée, quand elle ne choisit pas le coup de feu avec les desperados terroristes de ces temps de confusion des valeurs ?
Où voit-on le président de la République, comme un monarque distribuant ses faveurs, se limiter à l’aumône des grâces. Pourquoi donc ne prend-il pas des initiatives législatives et/ou politiques de nature à changer radicalement le quotidien de nos jeunes, tels des projets de loi reconnaissant leurs droits en matière de vie privée et leurs libertés dans leur intimité, toujours niées et brimées par des lois scélérates devenues juridiquement illégales depuis l’entrée en vigueur de la constitution?
Et pourquoi le chef du gouvernement n’ose-t-il pas abolir les nombreuses circulaires liberticides qui empoisonnent la vie de nos concitoyens tout en bafouant ce qui se veut être un État de droit? Ne lui était-il pas possible de saisir ce huitième anniversaire d’une révolution virtuelle afin d’abolir un tel infra-droit, ce qui aurait manifesté avec éclat son réel souci de la légalité?
Logiciel obsolète
En informatique, un système d’exploitation qui a fait son temps doit être remplacé par un autre; et s’il est toujours utile, on ne lui fait pas moins subir de sérieuses mises à jour pour mieux en tirer profit, réduisant ses failles et imperfections. Or, en Tunisie, la dictature de Ben Ali est en place, mais sans Ben Ali, ayant fait juste l’objet d’une mise à jour mineure. Elle s’est manifestée, en ce qui touche l’ensemble de la population, par l’acte électoral comme s’il est suffisant à lui seul pour incarner une démocratie en l’absence de structures véritablement autonomes agissant dans le cadre de lois justes, non scélérates. Ainsi que le système de dictature a-t-il été préservé au service de nouveaux, mais aussi anciens, profiteurs, écartant tous possibles ou virtuels opposants à leur prédation.
Aussi, célébrer dignement ce qui aurait dû être l’incarnation des aspirations populaires à l’émancipation suppose-t-il de faire un état scrupuleux et honnête des lieux et d’oser prendre les mesures réellement utiles qui s’imposent sur le plan aussi bien national qu’international. On ne rompra avec le passé et le système de droit simulé qu’on affectionne qu’en répudiant la parole oiseuse pour une action concrète ciblant ce qui fait problème, qui est souvent invisible puisqu’on évite d’en parler, maintenant les blocages dans la mentalité, étant autant de freins dans l’inconscient collectif et l’imaginaire populaire. Cela permettra de dire, par exemple, qu’en Tunisie d’aujourd’hui, on est bien loin de cultiver le concept de citoyenneté, sinon en entité purement théorique, utile ingrédient pour la recette la plus prisée de la loi du marché en vue d’en faire un consommateur.
C’est une dictature consumériste qui est en œuvre dans le pays sous la férule du capital mondial veillant à ses intérêts au travers de gouvernants asservis, dociles ou complices. La sclérose du mental y aide énormément; et elle l’est encore plus chez les élites au pouvoir — où l’homme qu’il faut n’est pas à la place qu’il faut — que chez le peuple dont on suppute un fallacieux conservatisme qui n’est qu’une apparence, la majorité des Tunisiens demeurant libertaire dans l’âme. Toutefois, en ruse nécessaire de vivre, on ne le montre pas, vivant librement en catimini, à bas bruit, par peur des lois de la dictature et des diktats d’une religion violée. Instrumentalisée non seulement en opium, mais aussi en poison mortel, elle l’est particulièrement pour la moindre cervelle active entendant rénover la lecture de cette foi méritant mieux pour son humanisme et sa spiritualité manifestes dans sa déclinaison soufie.
Partie d’un système
Dans la Question juive, Marx précise que «chaque société ne se pose que les problèmes qu’elle sait résoudre». Une telle vision matérialiste, bien adaptée à un monde saisi par le matérialisme à outrance, suppose une solution à tout problème, sa résolution étant matériellement fatale. Faut-il, au préalable, savoir de quoi l’on parle, être au fait de ses propriétés et spécificités.
La Tunisie n’est qu’un tout petit pays, qui n’est grand que par son élément humain, sa seule vraie richesse, un peuple hédoniste, altruiste et spiritualiste. Pour cela, le pays est, en lui-même, une exception, mais en puissance, nécessitant de se réaliser; ce qui suppose un milieu favorable. Quel est-il sinon un environnement de droits et de libertés que ce peuple n’a jamais eu depuis sa supposée indépendance. Supposée, car il n’est nulle autonomie à l’ancienne en ce monde globalisé où la souveraineté n’est que relative, un équilibre instable à avoir entre les ambitions nationales et les contraintes internationales imposées par la condition géostratégique.
Celle propre à notre pays est de n’être qu’une partie d’un tout qui est bien moins le monde arabe et musulman, comme on veut s’en convaincre, que l’univers méditerranéen et occidental. Si le premier n’est pas à négliger, il n’est que la face apparence de l’iceberg dont la masse invisible est le système occidental, sa dimension capitaliste surtout.
C’est bien en tenant compte de cela, en y agissant activement, que l’islam politique a réussi à détourner les États-Unis de leur ancien allié, le dictateur déchu, à leur profit à la faveur d’une alliance capitalislamiste sauvage. En cela, il n’y avait rien de nouveau, le capitalisme mondial n’ayant fait que rééditer son coup de maître auprès des chrétiens protestants, décortiqué magistralement par Max Weber.
Par conséquent, le vrai problème de la Tunisie ici et maintenant est l’accession à la vraie souveraineté, qui reste celle du peuple, à des droits et libertés effectifs, notamment en matière de vie privée, niée par ses élites, religieuses particulièrement; de libre circulation, niée par l’Occident frileux; et de la paix dans le monde — ce que manifestera des relations diplomatiques avec touts les États reconnus par l’Onu, y compris Israël.
C’est ainsi que la Tunisie sera en mesure d’incarner sa destinée d’être porteuse de parole de paix et actrice pour plus de justice et de justesse en un monde où le désordre ancien ne saurait durer.
Observons donc ce qui se passe à nos portes, en France par exemple, pour se convaincre qu’il ne suffit plus de singer les modèles d’ailleurs en crise et qu’on veut implanter chez nous au lieu d’en inventer d’autres afin de revitaliser une démocratie essoufflée. Le monde ayant changé, c’est à une postdémocratie qu’il faut agir. Cela ne saurait se faire dans le cadre national rétréci, mais plutôt en un espace plus vaste, méditerranéen forcément, où notre fragile transition démocratique s’articulera à un système européen, certes en crise, mais ayant fait ses preuves, et appelé à se renouveler à la faveur de l’expérience tunisienne. C’est dans l’interdépendance assumée, réellement équilibrée que se situe la souveraineté.
* Ancien diplomate et écrivain.
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