Des centaines de milliers de votants alignés comme les zéros d’une addition font triompher au premier tour de la présidentielle anticipée, en Tunisie, un candidat avec zéro programme, ce qui est la forme la plus abusive de la démocratie. Quant au second, il a apparemment zéro chance d’être libéré pour le second tour.
Par Yassine Essid
Tolérance zéro, déficit zéro, risque zéro, prêts à taux zéro, avoir les miches à zéro, compter pour zéro, tomber à zéro, l’année zéro, avoir la boule à zéro. Le zéro, cette valeur nulle, ce chiffre vide dans lequel un infini se mire, est voué à remplacer dans tout régime politique les unités absentes : l’Etat social incapable d’enrayer un processus de dégradation déjà bien engagé, les moyens de palier les misères et d’améliorer le bien-être, la satisfaction sanitaire et sécuritaire, la protection environnementale, le développement d’une nouvelle gouvernance des systèmes scolaires, l’enseignement du civisme, la compétence des élus et l’autorité des gouvernants. La construction «X + zéro» migre ainsi dans les domaines les plus divers, comme ceux de l’économique, du social, du culturel et du politique.
On retrouve dans cet ensemble dépourvu de tout contenu, qui correspond bien à l’actuelle compétition électorale, la force spécifique dont l’avaient doté les mathématiciens qui l’ont inventé au Moyen Âge.
Décalage croissant entre le pays réel et la classe politique
Des centaines de milliers de votants alignés comme les zéros d’une addition font triompher au premier tour de la présidentielle anticipée, organisée dimanche dernier, 15 septembre 2019, un candidat avec zéro programme, ce qui est la forme la plus abusive de la démocratie. Quant au second, il a apparemment zéro chance d’être libéré pour le second tour. Mais le zéro n’est pas toujours le seuil minimal à la hauteur duquel les choses se tiennent avec une si grande obstination. Il comporte des degrés, puisque plus d’une dizaine de candidats, disposés en rang serré, sont séparés par ce petit trait courbé vers la gauche qui précède une décimale flottante : les pitoyables candidats qu’on désigne sarcastiquement de zéros virgule.
Tout cela prend l’allure, si l’on ose ici une formule qui va finir par s’imposer, d’une «démocratie zéro». Un régime de laisser-aller de geste et de parole, de négligence, de manque de rigueur, de relâchement dans les affaires privées, d’absence d’autorité qui touche tous les services publics, de manque d’application dans le travail, de je-m’en-fichisme, d’incompétence, de défaillance à tous les niveaux de formation et d’éducation, de laxisme et de vide politique.
Le vote, quel que soit son mode, ne fait que révéler un mouvement en profondeur. Les résultats du premier tour traduisent l’indifférence protestataire qui s’est largement nourrie de l’incapacité des partis établis et reconnus à rendre envisageable le tournant de la démocratisation des institutions comme génératrice de la modernisation économique, sociale et culturelle de la société.
Le virage démocratique ayant été pris trop brusquement, il entraîna des conséquences sociales trop brutales. L’impuissance de l’Etat à promouvoir les changements qui s’imposent face aux défis présents et futurs n’a fait que générer les incertitudes devenues telles qu’il est désormais vain d’essayer d’anticiper ce que l’avenir nous réserve, car rien n’a vraiment changé depuis cinq ans; les mêmes tendances ne faisant que se poursuivre, les mêmes problèmes ne faisant que s’aggraver. D’où ce décalage croissant entre le pays réel et la classe politique, entre un système plutôt figé et des sociétaires qui attendent la mise en œuvre des objectifs fixés mais jamais atteints.
Lorsqu’on n’offre comme seule perspective celle de s’adapter ou de mourir, lorsqu’on n’arrête pas de gaver l’opinion publique de discours simplificateurs en l’appelant à se convertir au réalisme économique des experts du FMI et de Banque Mondiale, l’horizon s’assombrit en même temps qu’apparaît la rancœur. Or, le réalisme prive les gens de toute sensibilité s’il ne s’articule pas sur un projet social en faveur des plus démunis.
Née en 2011 par l’image, la démocratie tunisienne périra par l’image
Depuis 2011, les relations d’interdépendance des médias et des politiques étaient devenues si denses que les rapports entre les journalistes et le pouvoir se sont mués en une affaire commerciale où il s’agit d’organiser la plus grande captation d’audience possible au service des intéressés eux-mêmes : animateurs et propriétaires de chaînes privées, avec les déplorables résultats que l’on connaît. Née en 2011 par l’image, la démocratie tunisienne périra par l’image.
En l’absence de réels débats sur les projets de société, le public était en plus manipulé en permanence par des mises en scène qui n’ont pas cessé de détourner les représentants du pouvoir de leur principale activité en les orientant plutôt vers leur avenir politique à travers des dispositifs qui prétendent mesurer avec une précision scientifique cet indéfinissable notion d’opinion publique. Il en était ainsi des sondages, sollicités auprès de prestataires grassement rétribués par des commanditaires exploitant toutes les possibilités du concept de «majorité silencieuse», dévaluant par conséquent l’action des dirigeants et des militants de tel ou tel parti politique tout en mettant en avant d’illustres inconnus.
Censés s’appuyer sur ce qu’on pense être l’expression d’une opinion publique éclairée, consciente et bien informée des enjeux d’une élection, les sondages s’avèrent être une addition d’opinions individuelles d’une population fictive portées et énoncées en secret. Or la seule opinion digne d’être reconnue en démocratie est celle qui se prononce pour tel ou tel personnalité politique après une information préalable et des échanges d’arguments.
L’Isie, Nabil Karoui et l’épreuve des scandales
Il ne faut pas s’étonner dans ce cas des pronostics surprenants diffusés tout au long de la période pré-électorale et des résultats déroutants de ce premier tour où il ne reste plus qu’à choisir entre deux personnalités qui déraisonnent par impuissance et médiocrité d’esprit. C’est ainsi que nous approchons du degré zéro de la démocratie. Nous sommes au fond et nous ignorons quant nous remonteront à la surface
Il y a en effet, d’un côté, Nabil Karoui, un porte-monnaie à ciel ouvert, rongé par l’esprit bling-bling et fortement doué pour nouer les relations qui pourraient l’enrichir en très peu de temps. L’avènement de la démocratie en Tunisie, en contribuant au renforcement et à l’institutionnalisation de la fraude fiscale, de la fuite des capitaux, de la contrebande et du blanchiment d’argent, a permis à ce gros-bonnet de se payer une chaîne de télévision et un parti politique lui permettant d’instrumentaliser plus efficacement la charité à des fins électorales.
L’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie), décidément à l’épreuve des scandales avec à sa tête un président porteur d’œillères qui font de lui un animal presque aveugle, et qui ne se mêle que de ses affaires car aux prises avec une réalité qui le dépasse, jugea la candidature de Nabil Karoui à l’élection présidentielle parfaitement admissible. Or voilà que ce dernier se retrouve élu au premier tour avec 525.517 voix, moitié mendiants, moitié chercheurs d’or et, partant, se voit qualifié pour participer au second tour. Sauf que dans ce monde de fictions qu’est le droit constitutionnel, Nabil Karoui, en dépit du principe démocratique de la volonté exprimée par le peuple souverain, demeure toujours en détention préventive et pourrait bien y demeurer jusqu’à la nuit des temps.
Kaïs Saied à la conquête du pouvoir les mains vides
De l’autre côté, il y a l’activité solitaire de celui qui ne fut qu’un modeste commentateur de la vie politique, ni écrivain, ni savant, ni philosophe : Kaïs Saïed.
La posture raide comme un piquet, un visage fermé dans lequel toute velléité de sourire serait aussitôt figée, intransigeant dans ses certitudes morales et politiques, on ne lui connaît pas des relations, pas de parti, pas de partisans, pas de projet de société non plus, mais une audience éparpillée qui n’a pas cessé de lui renvoyer docilement son image. Il a été déclaré premier de la classe par 620.711 voix d’unilingues frustrés et de conservateurs contrariés sans culture et qui ont une revanche à prendre. D’anonymes contestataires des représentations modernes du monde, de l’éducation, de la culture, de la famille qui militaient discrètement pour imposer leurs valeurs. Les voilà revigorés par la personnalité de Kaïs Saïed qui sera ainsi président de la République sans qu’aucune majorité parlementaire ne soit élue dans son sillage.
Pendant cinq ans la Tunisie a été la proie de tous les maux et tares de la mauvaise gouvernance. Pour pallier ce terrible état, le sort nous a gratifiés d’une arme infaillible, un homme de chair et d’os, doté d’un caractère d’acier qui aura pour mission de sauvegarder la tranquillité du pays : RoboCop, mi-homme, mi-robot. C’est d’ailleurs par ce sobriquet grotesque qu’il a été affublé par la vox populi. Mais ce Robocop, qui n’a pas d’état d’âme, est pourtant doté d’un cerveau qui lui permet de parler sans trop réfléchir.
Avant même qu’il ne se soit engagé dans la compétition électorale, Kaïs Saïed était absorbé dans la ronde que composent journalistes, hommes politiques et un corps nouveau d’auxiliaires promus au rang d’interprètes-participants patentés du débat public. Bénéficiant d’une bonne audience médiatique, il n’arrête jamais d’intervenir pour commenter chaque événement politique et chaque thème social en tant que juriste expert en affaires de société sans pour autant remuer les foules. N’ayant jamais été confronté à des choix d’ordre politique, ne se reconnaissant dans aucune structure ou thématique spécifiques, sa vision du monde était réduite à quelques phrases simplistes qui lui avaient servi de slogans pour se faire comprendre et être écouté. Avec le temps, sa rhétorique, d’un pédantisme insupportable, dénuée d’humanisme et barytonnée d’une voix caverneuse, avait fini par tenir lieu d’éloquence et par produire les retentissements de l’oracle auprès d’une frange de la population de plus en plus inculte et dès lors de plus en plus sensible aux arguments de régression sociale et culturelle d’inspiration salafiste.
Pourvu que Robocop ne se dérègle pas, sinon ça risque
Alors que les différents représentants de l’errance politicienne étaient empêtrés dans les ritournelles et les mêmes travers d’une politique d’illusions, qui avaient tous des objectifs mais aucun moyen pour les atteindre, Kaïs Saïed a préféré laisser à ses électeurs anonymes le soin de composer leur propre avenir autant que le nôtre. Il est ainsi parti à la conquête du pouvoir les mains vides, sans jamais rien promettre de concret excepté la fermeté de ses principes et le fait de s’enfoncer dans la bigoterie. Il en fut ainsi du projet de loi sur l’égalité dans l’héritage qu’il rejeta car non conforme aux textes du Coran.
Celui qui sera très probablement le futur président de la république compte-t-il veiller au respect de la constitution ou entend–til appliquer la charia ? Dans cette éventualité il aurait amplement mérité son surnom Robocop, un individu réduit à un produit formaté et lobotomisé, symbole par excellence de la mentalité qui règne au sein d’une frange importante de la société qui ne croit plus à un possible progrès.
Kais Saïed est le reflet bien triste d’un régime politique devenu absurde où l’humain obtempère au profit du mécanique, où le lucide cède aux bénéfices des valeurs éculées qui se posent comme le plus inquiétant des vecteurs de l’idéologie islamiste. Pourvu que Robocop ne se dérègle pas, sinon ça risque de tourner au carnage et il faudrait alors tout reprendre à zéro.
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