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Tunisie : Faillite d’une classe politique enfermée dans ses fausses certitudes

Après les émeutes, la colère populaire s’exprime par les urnes à travers une forme de «dégagisme total».

Il y a peu d’espoir, aujourd’hui, en Tunisie, que la sphère politique rompe avec les démons hérités du passé : conquête et conservation du pouvoir par l’entremise de combinaisons, d’arrangements et d’accommodements refaisant jouer à plein les mécanismes d’allégeance rétribuée permettant de prévenir de possibles conflits de loyauté. Ce qui élimine toute possibilité de changement et aggrave le fossé entre élites dominantes et peuple réel.

Par Hédi Sraieb *

Avant de nous engager plus avant, il convient de rappeler que la mission première de la politique c’est de travailler et d’agir pour «le plus grand bonheur du plus grand nombre».

Cette phrase de Jeremy Bentham (1748-1832) date des toutes premières années de la révolution industrielle. Elle n’a jamais été autant d’actualité même si l’on veut y substituer certains termes par d’autres plus précis. «Mieux être» pourrait, peut-être, mieux convenir que le «plus grand bonheur» trop abstrait ! Trop de nos politiciens, embourbés dans des considérations tacticiennes et court-termistes, en ont oublié le fondement même de leur action.

Tous emportés par cette nouvelle vague de «dégagisme»

Quoi qu’il en soit, la quasi-totalité des élites politiques, ou supposées telles, ont cru pouvoir s’affranchir de cette exigence incontournable ! Les formations politiques ayant été au pouvoir durant les neuf années écoulées, mais aussi celles de l’opposition parlementaire ont toutes fait les frais de l’oubli de cette condition première de l’exercice du pouvoir.

Les premiers pour n’avoir pas été capables de juguler la crise sociale, les seconds pour avoir été incapables de proposer une alternative crédible. Tous, certes à des degrés divers, ont été emportés par cette nouvelle vague de «dégagisme»! Toute la sphère politique institutionnelle, que d’aucuns appellent «système» ou «establishment», est victime de ce vote sanction dévastateur.

Dit autrement, ces élections témoignent, à leur manière, d’une puissante «crise de légitimité» !

Pour l’heure, le maître mot est celui d’indépendance ! Candidats indépendants comme listes indépendantes. La défiance de nos concitoyens a atteint un degré tel de ressentiment teintée d’hostilité, que seuls les prétendants au pouvoir se réclamant d’un total affranchissement de la dite classe politique ont une petite chance de recueillir l’assentiment d’un électorat décontenancé et exaspéré.

Il va sans dire que rien n’est joué d’avance ! Les perdants ont d’autant moins dit leur dernier mot, qu’une résurrection sous une forme inédite est toujours possible. On ne meurt jamais en politique, dit l’adage. Alors patientons encore quelques semaines.

Reste que «la crise de légitimité» n’est ni superficielle ni passagère. Il s’agit donc d’une crise de l’exercice du pouvoir dans toutes ses acceptions. En d’autres termes, une véritable crise de l’autorité de l’Etat et dont les manifestations sont bien trop nombreuses pour être détaillées ici.

Une classe politique incapable de penser l’avenir autrement que sous la forme du consensus

Faisons une hypothèse. Tout se passe comme si les attentes de «travail, liberté, dignité nationale», triptyque exprimé tout au long de la période insurrectionnelle, avaient été perçues comme illusoires et utopiques ! Car à l’évidence et en effet, rien ne prédisposait cette classe politique à relever un tel défi ! Son éloignement des méandres du pouvoir, son enfermement dans des jeux politiciens, son incapacité à penser l’avenir autrement que sous la forme du consensus, ont empêché cette classe politique d’imaginer un autre destin pour le pays.

Une telle hypothèse se vérifie à en juger par la manière dont les formations politiques et leurs figures les plus en vue, ont abordé la question de l’Etat et de la gouvernabilité. Tous ont jugé bon de «gérer» l’Etat du mieux possible, bien sûr, plutôt que de le «transformer». Ce faisant, ils ont ignoré ou feint d’ignorer la profondeur de la crise globale multidimensionnelle que connaissait le pays depuis de nombreuses années : une société véritablement à deux vitesses !

D’un côté des couches supérieures et moyennes éduquées et bien formées pouvant faire face à toute forme d’adversité du fait de leur capital culturel et relationnel. De l’autre des couches sociales moyennes en voie de déclassement rapide, véritablement désarmée, en butte à la cherté croissante de la vie et à la dégradation continue des services publics. Sans oublier aussi les couches sociales inférieures vivant dans une précarité toujours plus grande aux limites de l’extrême pauvreté.

Tous les politiques de cette période ont refoulé les demandes de «mieux être», certes différenciées, croyant fermement qu’une meilleure conduite de l’Etat pouvait résoudre les difficultés et déboucher sur un apaisement. Pour preuve de la véracité de cette hypothèse, ce sont effectivement tous les «laissés-pour-compte», (c’est-à-dire tous ceux marginalisés auxquels les politiques ne prêtent aucune attention) qui ont mis en tête du scrutin présidentiel deux figures extérieures au sérail.

Cet électorat composite de déclassés (Bourdieu) a donc choisi pour le second tour de la présidentielle celui qui affirmait mettre la lutte contre la pauvreté en tête de ses priorités (Nabil Karoui, Ndlr) ou bien encore celui qui affirmait vouloir redonner la parole au peuple, en l’occurrence aux exclus (Kais Saïd, Ndlr).

Vers une nouvelle séquence d’instabilité avec son cortège de turbulences

La profonde crise de légitimité, que certains illustrent par le délitement de l’Etat ou par la déliquescence de son fonctionnement, ne risque pas de se résorber de sitôt. Quelle que soit l’issue des deux prochains scrutins, il y a fort à parier que le pays va connaître une nouvelle séquence d’instabilité avec son cortège d’indéterminations, et de turbulences…

Mais alors pourquoi cette classe politique a-t-elle failli ? Une question lancinante mais complexe que tout un chacun se pose et à laquelle il faudra bien répondre ! On ne peut ici d’esquisser que quelques traits saillants qui renvoient à l’histoire des pratiques politiques en Tunisie.

Le phénomène ancien de dépolitisation générale de la société a régénéré un discours politique aseptisé et techniciste duquel disparaît tout clivage, toute antinomie. La quasi-totalité des formations politiques se réclament du «Centre» censé représenter l’essentiel des forces vives du pays et par là l’unité du pays. Les notions de droite et de gauche sont le plus souvent évacuées ou n’ont aucune consistance réelle, pas plus que celles de majorité et d’opposition notamment et s’agissant des grandes orientations en matière économique et sociale.

De fait règne en maître une sorte de pensée unique dont on ne peut se défaire en particulier à la lecture des programmes comme à l’écoute des discours politiques. Il n’y a le plus souvent pas plus de l’épaisseur d’une feuille de papier qui distingue les dits programmes. Une pensée unique et dominante qui cherche de surcroît son inspiration dans le néo-libéralisme mondialiste.

Tous et à quelques exceptions près, inaudibles de surcroît, disent la même chose : la Tunisie doit devenir une large plateforme marchande, tantôt dans une version Dubaï tant dans celle de Singapour quand ce n’est pas le hub d’intermédiation entre le Nord et l’Afrique subsaharienne ! De quoi bondir de joie et devenir euphorique, s’imaginent sans doute ces responsables politiques, évacuant du même coup la question décisive : pour qui ? Une réponse intuitée laisse pantois plus d’un de nos concitoyens !

Un divorce de fait entre les élites dominantes et le peuple réel

Pas étonnant alors que les différentes franges de la population finissent par conclure que d’une part les différentes formations disent la même chose et que d’autre part elles ne répondent pas aux vrais problèmes auxquels est confronté le pays et singulièrement à ceux des exclus du modèle inclusif. D’où ce divorce entre les dites élites dominantes et le peuple réel.

Apolitisme et indépendance tendent à devenir les seuls critères éligibles à la façon d’exprimer l’alternative politique et du même coup permettre de renouer les liens dissolus entre gouvernés et gouvernants ! Il n’en est rien !

Très vite et à l’usage ces prétendus apolitiques et indépendants vont se révéler pour ce qu’ils sont vraiment : d’authentiques politiques (pour ne pas dire politiciens) dans leur conduite comme dans leur choix et au final très similaires à ceux qu’ils accusent de tous les maux, la démagogie en plus !

Il y a donc peu d’espoir que la sphère politique rompe avec les démons hérités du passé récent: conquête et conservation du pouvoir par l’entremise de combinaisons, d’arrangements et d’accommodements refaisant jouer à plein les mécanismes d’allégeance rétribuée (cooptation) permettant de prévenir de possibles conflits de loyauté. Une logique de gouvernabilité capricieuse et instable, exposée aux humeurs opportunistes, velléitaires et versatiles…

En un mot tout ce que nous avons vécu durant près de dix ans, pourrait bien être reconduit, certes sous une forme renouvelée, mais toujours sans perspective d’un devenir meilleur !

* Docteur d’Etat en économie du développement.

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