Grâce à Habib Jemli, le pantin d’Ennahdha et éphémère candidat à la présidence du gouvernement, nous avons vécu un court moment la relance de l’imaginaire ayant été un peu frustrés ces dernières années du fait qu’on ne s’attendait plus à rien.
Par Yassine Essid
Les enfants aiment les contes de fées. Ils satisfont leur soif de rêve et d’imaginaire. Mais même si le besoin de rêve subsiste, on tolère mal que des adultes s’adonnent au fabuleux. Ce que les représentants de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) et, par-delà le public, ont retrouvé dans le discours du chef de gouvernement désigné par Ennahdha, Habib Jemli, c’est une overdose de chimérique issue de l’imagination d’un poète inspiré qui entend mener sa barque tout en cherchant à nous mener en bateau en prétendant qu’il est à la tête d’un gouvernement formé des 28 ministres et 15 secrétaires d’Etat, tous compétents et indépendants, tous incolores, tous situés à égale distance de tous les partis politiques.
Un pays dans une situation économique et morale désastreuse
Cependant une partie de ce dont il était question dans son discours était bien réelle car longuement constatée, observée et cautionnée par des savantes analyses et commentaires depuis au moins cinq ans : la réalité toute crue d’un pays qui vit une situation économique et morale désastreuse.
En cherchant plus loin les détails Habib Jemli a mentionné un ensemble de faits chargés d’émotions et de significations latentes que personne n’oserait contredire. Frappant l’imagination, ils s’incrustent dans l’esprit du public qui sait tout mais qui découvre que les repères de la langue de bois et des mots châtiés sont bousculés. Peu importe les données chiffrées, l’auditoire puise des sensations dans cette avalanche de déboires, d’échecs, de désillusions et de désenchantements passés. Pour Jemli tout reste à faire, à défaire ou à refaire avec l’appui bienveillant d’Ennahdha et ses pions du nouveau gouvernement.
Il s’embarque ensuite dans une récitation mécanique, monotone, répétitive, et n’arrive plus à contrôler le flot de sa pensée. Suit un épuisant inventaire sans déni de la réalité et de la gravité de problèmes que l’on est appelés à affronter et qui, plaide-t-il, entrepris avec rigueur et honnêteté, encouragera les Tunisiens à s’engager dans la vie politique voire accepter certains choix car la crise est d’une telle ampleur qu’elle appellera nécessairement des remises en cause profondes.
Tout y passe dans son discours, parfois barbouillé car, paraît-il, les Tunisiens n’en peuvent plus d’attendre : chômage et hausse des prix, pauvreté et nécessité, crainte persistante du présent et de l’avenir. Par ailleurs, le pays vit des conditions sociales, économiques et financières difficiles qui incitent à la mobilisation de tous les membres de son gouvernement qui seront soumis à une obligation de résultats et comptables de leur activité.
D’ailleurs quoi de mieux qu’un ministère à part entière chargé d’évaluer l’action gouvernementale et d’évaluer la réalisation des objectifs; des procédés qui toucheront tous les grands commis de l’Etat ainsi que les dirigeants des entreprises publiques. C’est le type même, dit-il, d’«une gouvernance politique responsable».
C’est lorsque l’orateur passe de l’espace objectif à la science-fiction que le bât blesse. C’est en visant l’unique objectif de bénéficier de la confiance de l’Assemblée, une confiance qualifiée par les islamistes d’acte patriotique, qu’il va construire sa propre stratégie.
Quand la science-fiction se substitue à la réalité
La science-fiction consistant à bâtir une aventure à partir d’une hypothèse, Habib Jemli entretient l’intérêt par les assertions qu’il fait sur l’avenir. Que se passera-t-il s’il était appelé demain à diriger les affaires de l’Etat ? On le voit alors échafauder une série de scénarios en laissant libre cours à son imagination sur la forme que pourrait prendre la remise du pays à l’endroit. Il suffit pour cela de prescrire une solution à chaque problème, un remède à chaque affliction, un antidote à chaque poison par le recours à des dispositions courageuses et rapides, archiconnues mais jamais menées à terme : réduire l’endettement excessif, instaurer une fiscalisation équitable, maîtriser les grands équilibres économiques, rationaliser les importations et encourager les exportations, relancer les investissements et accélérer le rythme de la croissance. Pour ce faire, dit-il, le pays devra compter sur ses ressources humaines, sa compétitivité et la détermination de son gouvernement. Fichtre, on n’y a pas pensé !
Il est admis, en effet, qu’un gouvernement c’est d’abord le pouvoir exécutif, ou plus simplement, l’ensemble des plus hautes autorités de l’Etat, ministres et secrétaires d’Etat. Mais un gouvernement est surtout le processus par lequel une autorité représentative déclare qu’elle va résoudre des problèmes, en s’assignant des objectifs, c’est-à-dire en prélevant des impôts, en allouant des ressources, en imposant des normes, en employant la contrainte par le recours à la loi, et en gérant ou contrôlant les organisations accomplissant ces activités. Tout le monde y adhère, tous le répètent à satiété.
Qu’attendent les députés d’un gouvernement qui sollicite leur confiance et qu’ils reconnaissent pour légitime? De manière générale, un mode nouveau d’organisation de la production et de la distribution des moyens de subsistance, de nouveaux moyens mis en œuvre pour l’encouragement de la liberté d’entreprendre, l’assurance quant à la sécurité des personnes et des biens, le respect de leurs droits et une certaine forme d’assistance. La vie même n’étant possible que grâce à cette rigoureuse administration.
Pour assurer des conditions essentielles et innovantes de bien-être et de prospérité, il faut un budget en équilibre, des taux de change compétitifs et réalistes, une croissance soutenue, une forte capacité d’innovation, une meilleure compétitivité des entreprises qui leur permettent de réinvestir et de recruter, une administration responsable et des services publics efficaces, agissant à travers une bureaucratie intègre, une puissance publique indépendante qui assure une redistribution efficace des richesses à travers un système fiscal équitable, un espace de paix et de sécurité durable, une stabilité politique et institutionnelle, un équilibre régional et solidaire, un Etat de droit qui pose les conditions réelles et les garanties de l’égalité de tous devant la loi, une justice démocratique et un respect sourcilleux des libertés individuelles, une information libre et à l’abri de toute ingérence et, par-dessus tout, la lutte vigoureuse contre le chômage, un mal qui, s’il était appelé à persister, ruinerait toute entreprise de redressement et anéantirait tout espoir de progrès. Bref, des programmes sur lesquels tous les gouvernements depuis dix ans s’étaient engagés à réaliser sans succès aucun.
La Tunisie est-elle capable de résister encore à la crise ?
Excepté qu’avant d’en arriver là, Habib Jemli et son gouvernement doivent d’abord jauger les capacités de résilience du pays afin de pouvoir bâtir sur du neuf. La question est alors de savoir si la Tunisie, à l’instar des organismes vivants, est capable de résister encore à la crise, à se régénérer afin de retrouver un jour paix et sérénité, autrement dit revenir à son point d’équilibre.
Un tel dessein exige que s’opère, d’un côté, un changement significatif dans le mode du gouvernement et, de l’autre, une sérieuse remise en question de la morale politique. Or cela n’est pas du ressort du chef du gouvernement-candidat. S’il avait été investi de quels résultats son gouvernement aurait-il pu se prévaloir au bout d’un an ou deux ? Car les réformes structurelles sont toujours reportées, le chômage ne cesse de s’aggraver, la désobéissance civile s’accentue, la situation en Libye pourrait venir contrecarrer toute velléité de redressement économique, le commerce informel nourri par la contrebande prend force et ampleur, l’insécurité persiste, la corruption ronge les institutions publiques autant que privées, le tissu urbain se dégrade, les villes sont transformées en dépotoirs, les places publiques en brocantes géantes, la population est désabusée et démobilisée.
C’est dans un tel contexte que devrait pourtant s’appliquer toute la responsabilité du politique par sa capacité à exercer un pouvoir effectif dans sa forme institutionnalisée, gérant la société et établissant un ordre public afin d’arriver à appliquer les réformes nécessaires.
L’homme d’Etat capable de tenir le cap fait encore défaut
Or franchement, de par ses expériences antérieures, le gouvernement qu’il a formé et le parti qui lui a donné des ailes, Habib Jemli n’est pas à la hauteur de la crise que traverse le pays et rien ne l’a préparé à assumer la fonction de chef de gouvernement. L’homme d’Etat à la volonté ferme, à la détermination inébranlable, qui possède la capacité de tenir un cap au service d’une vision nous fait encore défaut.
Gouverner, c’est porter un véritable projet de société, susciter un véritable enthousiasme populaire, provoquer un réveil collectif, déclencher un élan de solidarité active visant le bien commun, réaliser une cohésion et une intégration sociale ainsi qu’une volonté générale de changement dans la liberté. Bref, cette aptitude à gouverner permet de créer le contexte propice pour engager une politique économique efficace à travers l’organisation méthodique du travail et la rationalisation des rapports entre production, circulation et consommation.
Les mesures prises par les organes de décision sont ici déterminantes pour dégager le pays de l’état de crise dans laquelle il ne cesse de s’enfoncer. Ainsi, au lieu d’être une opportunité historique pour l’adoption de politiques de réformes réellement révolutionnaires, la chute du régime et les années qui ont suivi, n’auraient été, finalement, qu’une incitation au clientélisme, aux manœuvres sournoises, à l’affrontement entre les acteurs politiques, l’occasion de promesses aussi généreuses qu’incertaines, suivies par les déceptions et l’irresponsabilité.
Le plaidoyer de Habib Jemli en faveur de cette Tunisie nouvelle qui passe par la réhabilitation de l’imaginaire, décrit un modèle d’évolution dégagé de toute spécificité, renvoyant au concept d’un homme universel qui existerait par-delà les sociétés et les civilisations. Ainsi s’est-il gardé de mentionner l’instabilité sociale et politique permanente qui constitue un frein à toute activité productive. Pour ne pas gâcher ce moment merveilleux, il laissera de côté le bout de la chaîne : l’étalage public des conflits de personnes, l’incessante agitation des partis politiques, les manœuvres politiciennes, les manipulations pernicieuses de l’opinion, les tripatouillages des règles du jeux, les alliances opportunistes, les coalitions éphémères, l’absence de consensus fort autour des institutions, l’affligeant spectacle donné par les représentants du peuple, princes des mots tordus avec leurs discours tapageurs, leurs cruels mensonges, leurs échanges d’invectives mais sans les actions et sans les solutions. Bref, la seule préoccupation à tous qu’est le pouvoir dont il fut privé !
Si Jemli, n’en déplaise à Erdogan et au Qatar, qui comptaient tant sur lui, doit savoir gré aux députés de l’avoir arraché aux griffes d’Ennahdha qui aurait fait de lui un pantin de plus qu’on jette et qu’on ramasse et qui lui aurait pourri la vie.
Merci en tous les cas, M. Jemli. Grâce à vous, nous avons vécu un court moment la relance de l’imaginaire ayant été un peu frustrés ces dernières années du fait qu’on ne s’attendait plus à rien. Cela compense le désespoir qu’on a en ce moment.
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