«Efficacité économique et justice sociale : quel compromis pour la Tunisie de demain?», tel est le thème du débat organisé, le 8 février 2020, à Tunis, par le Forum Attarik El Jadid. Cinq conférenciers se sont relayés pour traiter de l’équilibre entre rentabilité économique et équité sociale, des inégalités de revenus, fiscales et en matière de santé et d’éducation. Ils ont été unanimes pour plaider pour un nouveau contrat social inclusif.
Par Khémaies Krimi
Situant le débat dans son contexte, Faouzi Charfi, secrétaire général du parti Al Massar a évoqué la crise multiforme que connaît actuellement la Tunisie. Il a mis l’accent sur la coupure nette entre les programmes et ambitions des politiques et les préoccupations basiques des citoyens (pouvoir d’achat, sécurité, et accès à un service public acceptable …). Il a plaidé pour la mise en place d’un nouveau modèle économique qui créé la richesse et consacre la citoyenneté de l’entreprise, l’équité sociale et une meilleure répartition des prestations publiques «non-monétaires» (santé, éducation, transport…).
Pour une réflexion sur le revenu minimum garanti
Hakim Ben Hammouda, économiste et ancien ministre de l’Economie et des Finances, a traité de la genèse du rapport «efficacité économique et justice sociale». Il a abordé, à ce sujet, les trois approches idéologiques qui ont marqué ce rapport durant les deux derniers siècles : le capitalisme et la prédilection pour la rentabilité (taylorisme, fordisme..), le communisme et l’Etat-providence, et la social-démocratie qui associe certains éléments du socialisme dans une économie capitaliste et libérale et qui consacre la redistribution de la richesse en fonction de la productivité. Et c’est le système le plus équilibré et qui a le plus montré son efficacité, notamment dans les pays scandinaves.
Pour le cas de la Tunisie, l’ancien ministre a rappelé l’établissement, au lendemain de l’indépendance, d’un contrat social qui a contribué à instaurer un équilibre tolérable entre la recherche de la rentabilité économique et la promotion sociale des Tunisiens. Il a précisé que ce contrat s’est essoufflé et a perdu en efficacité, depuis les années 80, avec comme corollaires, la dégradation des services publics, le déséquilibre entre marché intérieur et marché extérieur, entre l’urbain et le rural, avec en prime la montée des revendications sociales.
Pour remédier à cette situation, l’économiste propose à son tour un nouveau contrat social et la consécration en Tunisie d’«une garantie de revenu minimum (GRM).
Pour mémoire, La déclaration universelle des droits de l’Homme reconnaît le droit de toute personne à un niveau de vie suffisant pour satisfaire ses besoins et ceux de sa famille notamment en alimentation, en habillement et en logement. La recommandation 202 sur les socles de protection sociale de 2012 appelle à l’octroi d’une garantie capable de générer une sécurité élémentaire de revenu pour tous, y compris les pauvres.
En Tunisie, la population située au-dessous du seuil de pauvreté, soit, selon des statistiques officielles, 15,2% de la totalité de la population tunisienne (1.716.960 personnes), est particulièrement ciblée par l’institution de la GRM.
Des politiques publiques pour lutter contre la pauvreté
Dans sa communication intitulée «Les inégalités de revenus, comment y remédier ?», Mahmoud Sami Nabi, économiste et professeur d’université, s’est référé à des études récentes de l’OCDE et aux travaux du prix Nobel Joseph E. Stiglitz et de l’économiste serbo-américain Branko Milanović qui sont connus, entre autres, pour leur recherches sur la répartition des revenus et des inégalités.
Le conférencier a essayé de montrer, à travers ces références, comment les inégalités qui devaient être tolérées au commencement de la création de la richesse sont devenues structurelles. Selon, lui, elles ont connu, au fil des années, par l’effet de la faiblesse des institutions de régulation de l’Etat, une recrudescence intolérable au point de créer, à partir des années 80, des situations de rente inadmissibles.
Pour réduire ces inégalités et en atténuer l’acuité, le chercheur a proposé un tas de réformes : des politiques multidimensionnelles pour lutter contre la pauvreté, l’intensification de l’investissement dans les services publics (transport, santé, éducation, formation professionnelle..) et l’amélioration de leur qualité, le renforcement de la finance solidaire (micro-finance) et, d’une manière générale, l’amélioration de l’accès au crédit. M. Nabi a suggéré, également, la facilitation de l’accès aux titres de propriétés, la lutte contre l’évasion fiscale et la promotion de l’économie sociale et solidaire (ESS). Il a recommandé aussi aux Tunisiens de s’inspirer d’expertises réussies en la matière dans les pays d’Europe du nord et d’Amérique latine comme le Brésil et Costa Rica, lesquels ont réussi à instituer un revenu minimal garanti aux familles les plus pauvres
Pour sa part, Nourreddine Hajji, expert comptable à Ernest Young, a choisi de s’exprimer sur les inégalités fiscales. Il a mis l’accent sur l’intérêt qu’il y a pour le pays d’instituer des taux d’imposition à la carte, à savoir des taux incitatifs à la création des entreprises, des taux élevés pour taxer les activités fort lucratives et fort rémunératrices, et des taux adaptés en fonction des besoins et des priorités. L’essentiel, pour lui, est de parvenir à une fiscalité équitable, raisonnable et surtout stable.
Le renoncement aux soins, signe alarmant des inégalités
Dans son exposé sur les inégalités dans le domaine de la santé, Habiba Ben Romdhane, ancienne ministre de la Santé et professeure de médecine, a reconnu l’existence de ces inégalités et les a qualifiées d’«injustes et insupportables». Pour elle, ces inégalités sont perceptibles à travers la désertification des hôpitaux de l’arrière-pays, de la qualité des prestations fournies dans le monde urbain et dans le monde rural, de l’encadrement médical des pauvres et des riches, de la qualité de l’infrastructure sanitaire sur le littoral et l’intérieur du pays…
Selon Mme Ben Romdhane l’indice ou le marqueur qui illustre dramatiquement ces inégalités est la tendance de milliers de Tunisiens à renoncer carrément aux soins, à refuser la médecine moderne et à opter, par l’effet d’insuffisance de moyens matériels et de logistique (transport), pour la médecine traditionnelle avec tout ce que cela suppose comme risques. Le chiffre de ces renoncements serait de l’ordre de 15% de la population en Tunisie contre une moyenne de 3% en Europe.
Pour assurer une couverture sanitaire acceptable aux Tunisiens, la conférencière a suggéré de respecter les normes universelles établies par les agences spécialisées de l’Onu (OMS…).
Abordant les inégalités dans le domaine de l’éducation, Tahar Abdessalem, polytechnicien, économiste et professeur d’université, a traité de la transversalité du secteur de l’éducation dont la qualité est exigée, d’après lui, par toutes les composantes sociales. «C’est une équité horizontale», a-t-il-dit. Il devait s’intéresser particulièrement au financement de l’éducation qui constitue d’après lui un créneau rentable et productif et pour les individus, pour la société, et pour les investisseurs. Et pour cause. L’éducation a pour vertu de résoudre en amont les maux de la société face auxquels les dirigeants politiques, une fois au pouvoir, se disent impuissants et de fournir aux entreprises des salariés compétents.
C’est dans cette perspective que les privés peuvent faire des affaires en investissant dans ce domaine productif tandis que les individus peuvent financer leurs études «à crédit» et les rembourser une fois assurés d’un emploi bien rémunéré.
Par-delà la pertinence des idées développées dans leurs exposés, les conférenciers ont été unanimes pour plaider pour l’élaboration d’un nouveau contrat social. Néanmoins, ils semblent avoir oublié qu’en janvier 2013, un contrat social a été signé par les partenaires sociaux en présence d’un témoin de marque, le directeur général du Bureau international du travail (BIT). Ce contrat qui végète depuis dans les tiroirs du parlement a été articulé autour de cinq axes : croissance économique et développement régional, politiques d’emploi et de formation professionnelle, relations professionnelles et travail convenable, protection sociale et institutionnalisation du dialogue social.
Quelques composantes de ce contrat social ont été déjà mises en œuvre. Il s’agit du Conseil du dialogue social entré en fonction en novembre 2018 et la mise en place de la base de données sociales Amen qui permet un meilleur ciblage des politiques sociales vers les ménages les plus vulnérables.
Cela pour dire, in fine, qu’il serait plus utile de commencer par réactiver le contrat social disponible d’autant plus qu’il bénéficie de l’appui du BIT. Les solutions existent et on ne va pas réinventer la roue… Encore faut-il apprendre à passer de la théorie (doux péché de nos dirigeants) à la pratique, du savoir au faire, de l’inutile à l’utile.
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