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Tunisie : Fakhfakh est-il le messie de l’homo-economicus ?

Le nouveau chef de gouvernement doit expliquer, convaincre et mettre en oeuvre des décisions économiques courageuses. Et pas nécessairement populaires.

Neuf longues années, depuis la «Révolution du jasmin», et la Tunisie se débat dans le calvaire de la récession économique. Aux prises avec l’inflation, l’endettement, la dévaluation du dinar et le chômage endémique, les Tunisiens s’appauvrissent, alors qu’ils pensaient avoir chassé le régime dictatorial de Ben Ali, pour s’enrichir et pour s’épanouir dans pays moins corrompu, plus prospère et où il fait bon vivre.

Par Dr Moktar Lamari *

La débâcle économique de la Tunisie post-2011 est largement expliquée par une gouvernance idéologisée, partisane ayant sacrifié la rationalité économique et piétiné les principes de la rentabilité. L’homo-economicus, ce raisonnement d’optimisation économique, a été malmené comme jamais auparavant dans l’histoire du pays.

Elyes Fakhfakh, le nouveau chef du gouvernement tunisien, en scelle depuis une semaine constitue une sorte de messie de l’homo-economicus : un homme providentiel à qui revient la responsabilité de réhabiliter les principes d’optimisation économique, les normes de l’efficacité et les valeurs de l’efficience dans la gestion des ressources budgétaires. Ses 6 prédécesseurs, à la tête du gouvernement tunisien (de 2011 à 2016), ont bafoué l’économique pour favoriser des questions identitaires et autres préoccupations propres à la seule démocratie en terre d’islam.

Elyes Fakhfakh devrait réhabiliter le sens de l’homo-economicus chez ses ministres, chez les hauts fonctionnaires de l’État, chez les milieux politiques, les organisations syndicales. Soit, partout où il passe et là où il peut avoir de l’impact. Et il n’est pas chef de gouvernement pour rien! Ses pouvoirs sont énormes et bien inscrits dans la Constitution tunisienne de 2014. Reste à savoir s’il a le vouloir et le sens du devoir pour protéger la révolte du jasmin contre ses démons économiques.

Par quoi commencer? Que doit-il faire?

Sanctuariser l’économique

Comme chef de gouvernement, Fakhfakh doit sortir de sa réserve et agir en urgentiste. En ce début de législature, il a à prouver son leadership et afficher le courage requis pour sanctuariser l’économie, en la mettant hors de portée des querelles partisanes, à l’abri des groupes de pression et loin des griffes d’un syndicalisme vindicatif. Les investisseurs nationaux et internationaux ont besoin d’être rassurés par des gestes forts, par des messages clairs et par des engagements fermes.

Le gouvernement Fakhfakh doit développer une communication convaincante à ce sujet, avec un leitmotiv concret, et un narratif économiquement articulés, autour des moteurs de la croissance et des propulseurs de la création des richesses.

Et tout cela commence par une mise à niveau des façons de concevoir, de mettre en œuvre et d’évaluer les mesures et programmes économiques. Ministres, conseillers ministériels, hauts fonctionnaires méritent ainsi des formations (courtes et intensives), pour mieux comprendre les enjeux économiques de la gouvernance, pour saisir les risques monétaires et surtout pour éviter les errements fiscaux de l’État providence.

Des conclaves animés par des experts chevronnés doivent aider les ministres et leurs conseillers à se doter de grilles, de normes clefs en main et surtout bonnes pratiques de la gouvernance économique, monétaire et fiscale.

Rassurer les opérateurs économiques

Investisseurs, chefs d’entreprises et bailleurs de fonds sont aux aguets pour savoir ce qui s’en vient du gouvernement Fakhfakh, notamment pour les taux d’intérêt bancaires (politiques monétaires), les taux d’imposition fiscale (politique fiscale), les incitatifs à l’investissement (politique économique).

La part de la richesse créée (produit intérieur brut) consacrée à l’investissement doit repartir à la hausse et atteindre un minimum de 25%. Cette proportion a périclité depuis 2011 (passant de 24% à 16%). Et ici réside le principal le levier de la croissance et de la lutte au chômage.

Les réformes structurelles en attente depuis plusieurs années doivent prendre forme et se déclencher dans la foulée des premiers mois de la législature 2020-2024.

Le désastreux bilan économique, des gouvernements successifs de la dizaine de gouvernements et les quelque 300 ministres ayant gouverné la Tunisie, durant les 9 dernières années, est criant, visible pour tous! Les partenaires internationaux ne croient plus en ces «ministres» et «partis» sans leadership, sans savoir-faire, sans programmes… voire même sans «convictions». Des ministres qui préfèrent endetter le pays, plutôt que réformer. Ceux ayant été en charge des réformes structurelles ont vendu leur âme… et troqué la dette pour servir les intérêts partisans de leur parti.

Le gouvernement Fakhfakh doit réformer et mobiliser pour relancer la croissance économique. Les ministres doivent arrêter de miroiter les mirages et de réagir en «populiste» : sans dire comment financer les nouveaux programmes, quoi faire pour payer la dette, comment rehausser un pouvoir d’achat, où trouver les budgets pour des services publics de qualité, sans corruption et sans files d’attente. Ils doivent convaincre et gouverner de manière axée sur les résultats.

Le contexte est crucial : l’économique est désormais le carburant de tous les enjeux et risques qui planent sur le devenir de la démocratie tunisienne.

Tenir compte des risques

Si rien ne change, la déroute économique amènera rapidement la Tunisie à la banqueroute, et sans aucun doute au scénario égyptien, avec bien plus de fracas et d’insécurité nationale dans la rive-sud de l’Europe occidentale.

Le gouvernement Fakhfakh arrive à un moment où la démocratie tunisienne s’essouffle, craque et se craquelle un peu partout dans les régions laissées pour compte. Les taux d’abstention lors des élections législatives et municipales sont alarmants (supérieurs à 60%). La crise économique a généré une crise de confiance envers les partis et les élites politiques. Et comme, observés ailleurs dans le monde, les taux d’abstention aux élections alimentent les risques d’instabilité économique et de soulèvements.

Le gouvernement Fakhfakh arrive aussi dans un contexte géopolitique meurtri par une guerre civile en Libye et des tensions explosives en Algérie.
Fakhfakh ne doit pas faire comme ses prédécesseurs. Il ne doit pas occulter les véritables enjeux économiques et monétaires. Il doit avouer que la Tunisie vit une profonde crise économique. Il doit mobiliser et rassembler autour de l’investissement, la productivité et l’engagement créatif.

Les sujets brûlants sont criants : errements de la politique monétaire, accumulation des déficits budgétaires, paupérisation, chômage endémique, endettement affligeant, inflation galopante, désindustrialisation, paupérisation rampante, chute du dinar, sureffectif de l’administration, recul de la productivité, émigration des élites, contrebande, corruption, marché informel, blanchiment… et la liste est longue.

Sortir de l’aveuglement volontaire

Depuis la transition démocratique initiée en 2011, la classe politique en Tunisie a mis tous ses œufs dans le seul panier de la «politique politicienne», laissant pour compte les citoyens. Scandaleux de voir les députés multiplier leurs privilèges aux frais des contribuables (voyages internationaux, dépenses ostentatoires, passeport diplomatique, primes, etc.).

Le fléau du chômage concerne plus 600.000 citoyens, la pauvreté ronge la vie de pas moins de 3 millions d’individus. Tous ces précaires attendent pour voir ce que le gouvernement Fakhfakh va apporter durant son début de mandat. Ils souhaitent bénéficier d’une politique économique solide et structurée, pouvant réanimer de l’espoir, oxygéner la confiance et ressusciter les vertus du travail et de la productivité. Faute de quoi, le désespoir et la désillusion prendront le dessus, avec toutes les dérives liées au cercle infernal de la contestation et de la violence : braquage, extorsion et violence au grand jour.

Faire preuve de compétence économique

Le gouvernement Fakhfakh ne peut que dénoncer le négationnisme économique, l’inculture économique des députés, ministres et décideurs ayant gouverné le pays depuis la révolte du Jasmin en 2011. Qu’on le veuille ou non, le fléau de l’inculture économique sévit dangereusement chez les élites politiques tunisiennes, et il coute déjà cher, occasionnant une perte d’au moins un point de pourcentage en croissance du PIB (comme l’affirme le lauréat du Nobel d’économie 2006, l’Américain Edmund Phelps).

Nourrie par la méconnaissance du fonctionnement de l’économie (microéconomie et macro-économie) et abreuvée par la suprématie du politique sur l’économique, l’inculture économique empêche les partis politiques de proposer des programmes économiques, des analyses fondées sur des bilans fiables, sur des scénarios alternatifs supportables par les budgets publics et réalisables grâce à des instruments économiques calibrés sur-mesure et bien ciblés dans leurs retombées.

Le gouvernement Fakhfakh doit rassurer en montrant qu’il compte dans ses rangs des économistes courageux et brillants de la trempe de Hedi Nouira, Mansour Moalla ou Mustapha Kamel Ennabli. Des économistes et des leaders capables de dénoncer le négationnisme économique des précédents gouvernements.

Avant d’ajouter une autre couche de programmes inefficaces et de projets gouvernementaux improvisés, le gouvernement Fakhfakh doit élaguer dans la multitude des strates de programmes fossilisés par le poids de l’histoire, rendus désuets par la modernité et surtout anachroniques avec les principes d’une jeune démocratie ambitieuse et revendiquant des résultats ici et maintenant.

* Universitaire au Canada.

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