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À propos du phénomène Abir Moussi : Le grand malentendu

Abir Moussi détestent les Frères musulmans et ils le lui rendent bien.

Il est paradoxal que la personne qui a le plus conspué, dénigré et honni le changement politique que vit la Tunisie depuis presque dix ans, soit celle-là même qui en a le plus profité. Ainsi, Abir Moussi, cette ancienne militante de 2e ou 3e rang du RCD, autrefois peu connue du grand public, se retrouve, au lendemain du 14 janvier 2011, propulsée au-devant de la scène médiatique, et en quelques années, cheffe de parti, députée, nourrissant des ambitions présidentielles. Un scénario idéal pour une saga hollywoodienne.

Par Salah El-Gharbi *

Ce succès fulgurant, Abir Moussi, cette parfaite incarnation de l’ancien régime, le doit à une simple posture, celle de porte-drapeau de la «résistance contre les frères». Entendre : les Frères musulmans, organisation dont le parti Ennahdha et son président Rached Ghannouch sont des membres dirigeants.

Ainsi, encensée, adulée, affublée d’attributs virils (elle serait le «seul mec de la Tunisie», pour certains, la seule à avoir «des couilles» face à Ennahdha, pour d’autres), la nouvelle Jeanne D’Arc tunisienne, la seule personne qui serait capable de bouter dehors les méchants islamistes, ne rate aucune occasion sans faire parler d’elle, multipliant les coups d’éclats, les saillies fracassantes afin d’occuper l’espace médiatique.

Aujourd’hui, avec Abdellatif Mekki, le ministre de la Santé propulsé sur les devants de la scène par la pandémie du Covid-19, Abir Moussi serait la personnalité politique la plus sanctuarisée. Elle caracole, dans les sondages, en tête des personnalités politiques les plus en vue. Il y a de quoi faire pavoiser notre leader politique qui, grisée par cet engouement inespéré pour sa personne, ne lésine pas sur les moyens pour faire élargir son audience, s’offrir de nouveaux adeptes…

Que serait Abir Moussi sans les «Khwangias» et vice et versa ?

Ainsi, dès que les caméras de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) s’allument, la hargne de notre pasionaria, une hargne bien mesurée, bien enrobée, se déverse subitement. Et les flots des démonstrations hystériques, faites d’invectives, de diffamation, de procès d’intention, avec une dose de victimisation, se mettent en branle, suscitant l’émoi des âmes délicates et touchant la fibre sensible d’une partie de la masse avide d’émotions fortes…

Si certains anciens RCDistes tiennent aujourd’hui, leur légitimité politique, c’est parce qu’ils ont eu le courage de reconnaître que l’ancien régime avait failli, n’avait pas su anticiper, se régénérer…, Moussi, sa légitimité la tient de sa posture de défenseur du «peuple» contre l’hégémonie des «Khwangias», comme elle se plait à nommer les «Frères musulmans». Sa crédibilité, elle la tient des marques de son «audace» et de «sa bravoure» qui consistent à proférer les incantations et les imprécations contre ses «ennemis».

Mais que serait Abir Moussi sans les «Khwangias» ? À vrai dire, personne. En fait, la présidente du Parti destourien libre (PDL), un vieux label dépoussiéré, sa véritable légitimité, elle la doit à ce mouvement même dont elle conteste la légitimité. Son parcours politique, c’est au départ inopiné de Ben Ali, son idole, qu’elle le doit. Son propre avenir politique serait en fait lié au devenir d’Ennahdha. Plus les islamistes pataugent, plus Abir Moussi exulte.

Abir Moussi et Ennahdha ont besoin l’un de l’autre

D’ailleurs, aussi bien le PDL de Abir Moussi qu’Ennahdha ont beau se présenter comme des ennemis intraitables, ils ont, contre toute vraisemblance, besoin l’un de l’autre pour s’en servir comme d’un épouvantail. Ainsi, le ton délibérément agressif de Moussi à l’égard des «Khwanjia» ne pourrait qu’être utile pour la direction d’Ennahdha, laquelle en profite pour mieux mobiliser et galvaniser sa base face à l’hypothétique «menace du retour de la dictature» et, de son côté, «Ennahdha bashing», orchestré par la présidente du PDL, permet à celle-ci de s’offrir la sympathie inconditionnelle de tous ceux qui seraient inquiets par la tentation hégémonique des islamistes au pouvoir.

Ce qui désole dans cette affaire, c’est que cette double imposture finit par monopoliser le débat politique, réduit à un conflit entre l’islamisme politique et le «modernisme» dont Moussi serait l’incarnation, et par s’incruster dans la conscience collective.

De la sorte, point de salut, il n’y aurait que deux offres possibles, toutes deux pathétiques, produits d’une vision manichéenne du monde, l’une représentée par les «méchants islamistes» qui s’obstinent à vouloir nous sauver de la damnation divine et l’autre incarnée par la rondelette bonne fée qui nous promet ordre et prospérité.

Pourtant, les deux formations, au-delà de la différence de leurs corpus idéologiques, représentent les deux faces de la même monnaie puisque toutes les deux, nourries par la même arrogance et la même autosuffisance, portent dans leur ADN la même volonté d’hégémonie, susceptible de menacer l’édification d’un système réellement démocratique.

C’est bien Ben Ali qui a propulsé les islamistes

Le facteur sonne toujours deux fois. Au cours des années 90, n’avions-nous pas été abusés par le pouvoir «novembriste», qui était censé nous protéger de la menace islamiste ? Et en 2012, qu’avons-nous fait d’autre que de nous livrer pieds et mains liés à Béji Caïd Essebsi pourvu que ce dernier nous débarrasse de l’hydre islamiste? Dans les deux cas, le résultat a été décevant, voire catastrophique. Deux pactes basés sur le mensonge et deux leçons d’histoire à méditer…

Pis encore. Contrairement à ce qu’on pense, la religiosité toute tartuffienne n’a jamais été aussi forte et les islamistes n’ont jamais été si puissants que sous Ben Ali. Ce fut sous l’autorité de ce dernier, et alors que le discours officiel se voulait incisif à l’égard d’Ennahdha, que les tractations secrètes faisaient leur chemin entre le pouvoir et ses prétendus «ennemis». De même, ce fut sous sa houlette que l’appel à la prière à la télé fut institué, l’ouverture des cafés pendant ramadan sévèrement réprimée, une radio coranique inaugurée… le tout sous prétexte de couper l’herbe sous les pieds des islamistes.

Aujourd’hui, d’aucuns s’indignent que les intellectuels ne portent pas allégeance à la star du moment, ce super «mec», tout en les exhortant à lui exprimer leur adhésion et à la soutenir face la menace qui pèserait sur elle.

L’intelligence, son chemin est long et tortueux. Férue de nuances, elle ne souffre pas les raccourcis périlleux et stériles. Le vacarme la tétanise, l’hystérie la terrifie. Contrairement à la foule, elle a besoin de recul, de distance pour mieux observer. Pugnace, elle ne se laisse pas s’enfermer dans l’instant. Loin des clameurs de la masse, elle est exigence et endurance.

Le discours de la haine entretenu par les extrêmes

Aujourd’hui, Abir Moussi et son parti me font penser à ces équipes qui, face à un adversaire mieux préparé pour la confrontation, se refusent à jouer. Au lieu de chercher à se surpasser, à s’inventer des stratégies offensives pour mieux menacer le camp adverse, elles se contentent de provoquer les arrêts de jeu, simuler les fautes, chercher à influencer l’arbitre… Le tout pour amuser la galerie, enquiquiner l’adversaire et se contenter dans les meilleurs des cas d’un score nul.

Certes, le discours de la haine entretenu par les extrêmes pourrait, à court terme, paraître payant. Dans la durée, il ne pourrait que contribuer à creuser le fossé entre les composantes d’une même nation. Alimenter le dépit d’une partie de la population, pour quelque raison que ce soit, contre une autre ne saurait constituer un véritable un projet politique. Faute de pouvoir affaiblir l’adversaire politique, la méfiance et la diabolisation ne font que l’effaroucher, le victimiser et freiner la lente mutation qu’il tente d’entreprendre en vue d’accompagner l’évolution démocratique que nous vivons depuis quelques années.

Traiter les islamistes comme s’ils étaient étrangers à ce pays et ne portaient pas les stigmates de sa tumultueuse histoire serait injuste et contre-productif. Aussi profondes soient les divergences qui «nous séparent d’eux», ils ne doivent pas nous faire oublier, à la fois, nos propres limites et nos propres contradictions mais aussi, l’héritage et le destin que nous avons en partage.

* Universitaire et écrivain.

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