Les Tunisiens, comme si on les y obligeait, se positionnent en masse, dans ce duel en cours opposant Ennahdha et le Parti destourien libre (PDL), et rien ne laisse prédire une lueur de lucidité, qui puisse éventuellement nous épargner ces interminables scènes de ménage parlementaires, aussi théâtrales que grotesques.
Par Dr Monem Lachkam *
Il est presque certain, vu la tournure des débats, et les résultats des sondages, que cette hostilité mutuelle va aller crescendo jusqu’aux élections de 2024, et après tout, puisque ça rapporte en termes de popularité dans les sondages pourquoi s’en priver ? Mais est ce vraiment une fatalité ? Ces deux partis au passé douteux, et au futur nébuleux et sans perspective, se sont quasiment partagé les Tunisiens, sans bilan et sans programme. Ils tiennent en haleine tout un pays, en usant, des années durant, de formules galvaudées sur l’identité islamique en danger pour l’un, et sur la menace constituée par les Frères musulmans terroristes pour l’autre.
Que deviendrait le PDL s’il n’y avait pas Ennahdha, et vice versa ?
Les Tunisiens suivent comme des moutons de Panurge, et ça n’a rien de surprenant, mais voilà que la soi-disant élite s’y met à son tour, et c’est ce qui fait craindre la pérennisation de ce spectacle stérile.
Mais que deviendrait ces deux partis sans leurs fonds de commerce scabreux mais vendeurs ? Que deviendrait le PDL s’il n’y avait pas Ennahdha, et que deviendrait Ennahdha s’il n’y avait pas le PDL ?
Le PDL sans Ennahdha deviendrait un parti qui puise sa légitimité dans un passé proche abhorré et exécré par le peuple, et trouve ses origines dans un parti, le RCD, qui a spolié, paupérisé, emprisonné et torturé les Tunisiens. Sa charismatique présidente est celle-là même qui ardait de servilité à l’ancien régime, qui faisait dans la délation acharnée contre ses collègues avocats, et qui faisait des mains et des pieds pour se rapprocher du cercle du pouvoir, ou de son idole de toujours, Zine El-Abidine Ben Ali. Elle s’approprie Bourguiba, alors qu’elle a soutenu inconditionnellement le tombeur de ce dernier jusqu’en 2011, et c’est normal, elle n’en avait que faire d’un combattant suprême, que son Zaba voulait effacer de la mémoire nationale.
Quel aura été son programme pour ce pays, s’il n’y avait pas cette volonté d’éliminer Ennahdha et ses acolytes de la scène politique, et que restera de son actuel discours, si on lui enlève cette pénible rengaine de la haine des islamistes et assimilés, perpétuellement réchauffée et servie, et qui commence à sentir le roussi.
Est-ce que son électorat, qui progresse par ailleurs, même parmi cette pseudo-élite, a été séduit par son programme économique révolutionnaire chiffré, ou par son volet social qui va rassurer et stabiliser le pays, ou peut-être encore par son projet de réforme du système éducatif, de la santé, et de la culture ? Oh que non, la Moussi, on lui enlève Ennahdha, il ne lui reste que sa grande gueule et beaucoup de superflu.
Qu’en sera-t-il d’Ennahdha alors, sans les attaques passionnées et passionnelles de ses détracteurs, et sans la prose assassine de la vénérable maîtresse du temple PDL ?
Le parti islamiste, au pouvoir depuis 2011, a brillé par son incompétence, son népotisme, ses bavures, et ses promesses électorales mensongères. Personne n’a oublié la «Troïka», la coalition qu’elle a conduite entre janvier 2021 et janvier 2014, et l’allongement interminable et indéfendable de la durée de la constituante (elle devait rendre sa copie au bout d’une année, et elle est restée en place jusqu’en janvier 2015). On avait l’impression qu’ils pensaient avoir un mandat sans délai, et qu’ils avaient bien l’intention d’en profiter indéfiniment, et on en a même frôlé la catastrophe.
Personne n’a oublié l’affaire Baghdadi Mahmoudi, et sa lettre adressée à l’ancien président par intérim Moncef Marzouki le suppliant d’intervenir, car Ennahdha le faisait chanter. Selon certaines sources, il avait le choix entre donner les codes chiffrés de ses comptes en devises, ou être remis à ses bourreaux, et il a très cher payé son refus. Marzouki a d’ailleurs perdu lui-même, dans cette affaire, toute crédibilité, en ne démissionnant pas, et en acceptant de facto de devenir la marionnette d’Ennahdha.
Personne n’a oublié l’inondation irraisonnée de la fonction publique par un nombre écrasant de fonctionnaires, sans avoir réalisé de réforme génératrice d’emplois, et sans vision concrète de l’incitation à l’investissement. Contracter des prêts, et supplier les pays donateurs étaient tout ce qu’ils avaient comme plan d’action, et si seulement ils le faisaient bien, et le tout assorti d’une promesse électorale tablant sur la création de 500.000 emplois.
Personne n’a oublié que pendant les années Ennahdha, la corruption, la fraude, et le blanchiment d’argent sont devenus une institution. Et pourquoi s’étonner, puisqu’en public, le cheikh Rached Ghannouchi s’attablait avec Chafik Jarraya, le symbole même de la corruption et de la contrebande, et banalise ainsi à souhait le banditisme dans les affaires.
Et malgré tout cela, Ennahdha continue à être le premier parti tunisien. Ses détracteurs mettent cela sur le compte de la naïveté, de l’inculture, de la manipulabilité et de l’opportunisme des Tunisiens. C’est peut être vrai, mais les Tunisiens n’ont pas moins de vertus que leur élite, et au vu de l’exemplarité dans la citoyenneté que nos médias prônent, comment espérer mieux ?
Emotivité exagérée, agressivité excessive et cris de guerre
Le problème c’est qu’en supposant que ce soit vrai, ce phénomène devrait profiter aux deux protagonistes, et à tous les autres, et il ne devrait donc pas être significativement déterminant dans l’orientation de l’opinion, et n’expliquerait donc pas à lui seul ce suivisme passif.
Par ailleurs, mettre tout sur le compte du QI du citoyen, pour se dédouaner, paraît très léger, et un tant soit peu irresponsable. Et si on avait tout bêtement tout faut, avec nos discours et nos compagnes électorales hystériques, et notre argumentation qui tient plus des cris de guerre, que de la communication encadrée et planifiée. Et si on avait avec notre émotivité exagérée, et notre agressivité excessive, crispé les indécis, en les blessant sans le savoir. Il n’est pas rare qu’en s’attaquant à Ennahdha, on glisse imperceptiblement dans la critique de l’islam, ce qui est tout à fait permis, mais pas dans le même contexte, si on ne veut pas donner l’impression de rejeter les fondements même de la culture de la majorité des Tunisiens.
Les attaques haineuses concentrées sur l’identité, et la référence de ce parti à l’islam, plutôt que sur son échec cuisant dans la gestion du pays sont contre-productifs, et lui donnent des voix, plutôt que de lui en enlever. Les attaques contre Ennahdha tiennent plus de l’aigreur, que du débat politique rationnel.
Cette vitriole distillée et relayée sur les chaînes télé, les radios, les journaux, et reprise à toutes les sauces, transforment les Nahdhaouis en victimes. Les attaquer sur leur bilan, avertirait les indécis sur la catastrophe en perspective, en leur permettant de rester au pouvoir. La haine brute et sans modération, affichée à tout bout de champs, leur donne des voix. Ceux qui se crispent en se sentant menacés dans leur identité, et dans leur religion, ne sont pas négligeables.
Une dualité artificielle, sur-jouée et stérilisante
Qu’est ce qui serait plus rentable, est-ce le fait de démontrer aux Tunisiens qu’Ennahdha n’a rien à voir avec l’islam, qu’avec ses nominations partisanes, elle transgresse l’un des plus importants des fondements de notre religion qui n’est autre que la justice, que les dons exhibés et médiatisés vont à l’encontre de l’esprit de l’islam, que le gaspillage de l’argent d’un peuple qui peine à joindre les deux bouts est absolument impardonnable, ou de répéter bêtement et comme un aliéné : frère musulman, obscurantiste, terroriste… Ceci est bien entendu valable pour tous les discours politiques dans ce pays.
L’agressivité et la haine de la gauche et contre elle, de la droite et contre elle, des indépendants et contre eux, sauf ceux qui font tellement bizarre parmi ce beau monde à l’affût du ridicule buzz à trois balles, qu’on a tendance à traiter d’utopiques, d’hypocrites, ou même de vendus. Il n’y aurait pas eu cette haine et ce mépris des électeurs d’Ennahdha par le PDL et autres pseudo-moderniste, ce parti serait dans l’opposition, et avec un nombre de député tel qu’il n’aura qu’une menue influence.
Et si on avait tout bêtement tout faut, et si on se trompait tout simplement de méthode ? Les électeurs inconditionnels d’Ennahdha et du PDL n’ont pas totalisé 20% des voix à eux deux, et avec notre façon de soutenir, ou de critiquer l’un ou l’autre, nous poussons les indécis à se positionner dans cette dualité sur-jouée et assommante.
Est-ce qu’on est fatalement réduits à se comporter comme des crétins, qui ne soient sensibles qu’au discours émotif, injurieux, truffé de petites phrases, irritant et subversif pour la cible et pour toute une frange qui ne partage avec la cible que le fait de se sentir insultée dans ses croyances, par ailleurs tout à fait légitime et respectable ?
C’est naïf et absurde de mettre tous ses espoirs dans le PDL, afin de nous soulager d’Ennahdha, Car Abir Moussi ne fait que renforcer et apporter des voix à Ennahdha et vice versa. On est, sans le savoir, en train d’alimenter une aberrante croisade de pantins belliqueux, avec une terminologie qui n’a rien à voir avec les réelles difficultés de ce pays.
On ne peut pas n’avoir à choisir qu’entre la peste et le choléra
Ce cercle vicieux, qui n’augure rien de bon, et qui a l’air de satisfaire les déçus, les nostalgiques, les extrémistes et beaucoup d’indécis, nécessite la clairvoyance et la parole des grands sages de ce pays, mais qui ne sont hélas que très peu audibles dans la cacophonie ambiante. On ne peut pas n’avoir que ça comme choix, on ne peut pas être obligé de choisir entre la peste et le choléra. Mais le temps que ces guignols soient démasqués, on y aura laissé des plumes, et le réveil aura été très difficile. Mais est-ce qu’il y aura vraiment un réveil, ou est-ce qu’on s’embourbera encore et encore dans ce cloaque nauséabond?
Ce peuple, qui n’en déplaise à certains, a été au rendez-vous quand il le fallait, qui a fait preuve de beaucoup de patriotisme, et de civisme, continuera à surprendre, et notre délivrance, ne restera pas qu’un vœu pieux.
* Chirurgien de libre pratique, Gafsa.
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