Le cache-cash, un sport national en Tunisie

A la lecture des statistiques monétaires, des comptes budgétaires et des indicateurs économiques, on devine aisément qu’en Tunisie d’aujourd’hui on affectionne le jeu du cache-cash! A ne pas confondre avec le jeu de cache-cache pour enfants! Pas les mêmes consoles de jeu… Et pas les mêmes enjeux.

Par Moktar Lamari *

Le cache-cash est un jeu plus vilain qui capitalise sur l’asymétrie de l’information monétaire et financière. C’est le jeu préféré par la Banque centrale de Tunisie (BCT), mais pas seulement. L’Etat cache aussi les comptes du budgétaires (Budget 2022), les citoyens ne s’en privent, eux non plus… Ils pratiquent l’évasion fiscale, ils sont adeptes des transactions en cash et sous la table, ni vu ni connu! Un sport national…

Consoles de jeu…

Qui ne connaît pas le jeu de cache-cache ? Un jeu d’enfants, un jeu sain, amusant et instructif, où on ne doit pas dévoiler sa position, on doit passer sous silence, inaperçu et surtout duper avec finesse les autres! Dans ce jeu, on bouge, on court et on s’amuse, sans nuire aux autres.

Contrairement au jeu de cache-cache version junior (soft), le jeu de cache-cash n’est pas drôle, bien au contraire! Il se pratique sur fond de «trucage de la data»! Il sape la confiance, mine la crédibilité de l’Etat et paralyse l’investissement en brouillant les signaux de l’information économique requise.

Ce jeu fausse les anticipations rationnelles des opérateurs économiques, en ajoutant de l’incertitude et de l’inquiétude. Et ce n’est pas rien!

Par ses perversions et méfaits divers et variés, le jeu de cache-cash pénalise directement la crédibilité de la BCT, du système bancaire et des institutions collectives au sens large. On ne publie pas, on ne communique pas les vrais chiffres, on maquille les données, et les vérificateurs et autres contrôleurs laissent faire! Beaucoup sont complices, malgré leur assermentation!

L’exemplarité minée par le contre-exemple !

Inexplicable, la BCT ne publie pas ses rapports d’activités en temps et lieu, son rapport annuel le plus récent remonte à l’année 2020. Toutes les banques centrales qui se respectent publient leur rapport annuel en mars, soit 3 mois après la fin de l’exercice bouclé.

Aujourd´hui, la BCT ne dispose pas de plan stratégique et ce depuis un an. Un acte délibéré de rétention de l’information stratégique, et qui néglige les citoyens, l’opinion publique et les opérateurs économiques.

Les données au sujet des réserves en devises (116 jours, 90 jours ou 80 jours) sont aussi critiquées et remises en question en permanence par les experts, les taux de change du dinar ne reflètent pas les cours des marchés. Les formules de calcul des taux de change sont tenues top-secret, empêchant les investisseurs d’anticiper correctement le rendement de leurs investissements.

Plusieurs fois, le président Kaïs Saïed a déclaré face aux caméras que des milliards de dollars obtenus par des prêts internationaux ont étés détournés et spoliés indûment. La BCT, qui sait tout sur ces flux transitant en devises, fait le mort et n’en pipe pas un mot. De peur de représailles politiques ou par complicité stratégique! Les électeurs et les opérateurs économiques déplorent ce silence assourdissant et tirent leurs conclusions.

Si la BCT recommande l’exemplarité en matière de lutte contre le blanchiment de l’argent, en matière de fuite des capitaux et en lien aux comportements spéculatifs visant la valeur du dinar, l’institution d’émission se discrédite en agissant en contre-exemple, pratiquant l’opacité et le black-out à longueur d’année.

Le cache-cash, un sport national

Dans ce même contexte, le citoyen fait aussi des siennes. Pas pour rien que la Tunisie post-2011 a vu son secteur informel exploser comme jamais auparavant, avec prolifération des vendeurs ambulants, propagation du marché parallèle, des transactions au «black», de la contrebande en plein jour, avec un bazar monstre où tout se paie cash sous la table!

Le jeu de cache-cash c’est aussi toutes ces transactions informelles qui échappent totalement au fisc, aux impôts et à l’État. Et qui se font bar-ouvert, au su et au vu de tout le monde.

Une économie parallèle prospère où les liasses de billets se stockent dans les sacs de ciment usagers et pas dans les coffres des banques.

En Tunisie, le jeu de cache-cash s’érige désormais en «sport national»! Celui-ci peut porter sur l’achat d’un paquet de cigarettes ou sur l’achat d’une pastèque chez un vendeur ambulant, agissant à la sauvette sur une plage ou sur une autoroute, mais pas seulement!

Ce jeu néfaste se fait à tous les niveaux et au travers des transactions plus mondaines avec un médecin, un avocat, un architecte, un garagiste ou un plombier… Tout y passe!

Cela concerne aussi les services rendus par des notables et fonctionnaires du coin : maires, élus soudoyés par les lobbys, professeur dispensant des cours à domicile, hôteliers, gardiens autoproclamés de parking, etc.

L’évasion fiscale se généralise !

Un tel jeu profite aussi bien aux offreurs de biens et services qu’aux consommateurs, personne ne paie de taxe (TVA ou autres) sur les biens et services informellement transigés.

Aucun reçu, aucune facture, aucun service après-vente et aucun identifiant permettant de retracer les joueurs et les produits. Tout est fait pour éviter l’impôt et se soustraire du suivi statistique requis pour mesurer la création de la richesse (PIB), l’inflation, le chômage, etc.

Vous avez compris, cela handicape les entreprises offrant des produits innovants, remplacés au grand jour par du faux et des contrefaçons liées. Le faux écarte le vrai!

L’évasion fiscale constitue un fléau grandissant et une vraie plaie pour une économie exsangue, déjà sinistrée par 12 ans d’asthénie et de marasme.

Un jeu dangereux pour les services publics

Au final, l’État récolte moins de taxes et impôts, et se trouve dans l’incapacité d’offrir des services publics de qualité. Un État capable de récolter ses impôts offrira toujours de meilleurs services publics à ses citoyens (routes, écoles, santé, services sociaux, etc.).

Le jeu de cache-cash s’incruste tellement dans le décor, dans la culture tunisienne qu’il implique des ministres et des élus qui ne dévoilent pas leurs patrimoines et qui ne paient pas nécessairement leurs impôts sur tous leurs revenus et indemnités. Cela dit, les ministres et élus pratiquent ce jeu avec la version cache-cash premium ou VIP.

Des économistes internationaux estiment que l’activité économique informelle en Tunisie brasse des affaires de l’équivalent de 15 milliards d’US$, soit presque 40% du PIB de 2021.

Le jeu de cache-cash occasionne au budget de l’État tunisien un énorme manque à gagner fiscal, estimé au minimum à 11 milliards de dinars annuellement; soit l’équivalent du budget des ministères de l’Éducation et de la Santé réunis.

En ces temps difficiles, l’État tunisien s’endette à tour de bras, à des taux d’intérêt moyens dépassant les 10%… et paie de plus en plus cher le jeu de cache-cash de ses citoyens.

Citoyens, État et médias doivent s’unir pour dire non au jeu de cache-cash. Ensemble, ces acteurs doivent faire barrage à ce néfaste «sport national», dont les conséquences sont dramatiques pour l’économie et ultimement pour la qualité des services publics rendus aux citoyens.

Du cache-cash au cash-crash

Plus grave encore : le jeu de cache-cash est épaulé par un autre jeu: le jeu de cache-crash. Un jeu d’une autre ligue, et qui consiste à occulter les risques de faillite de l’Etat, l’effondrement du dinar et le tarissement des réserves en devises. Le cash-crash maintient l’ignorance et permet aux politiciens et élites liées de se maintenir au pouvoir… le plus longtemps possible!

Récemment, le ministre de l’Economie et de la Planification annonce qu’un plan triennal de développement est sur le point d’être annoncé, après consultation en plein été et 50 degré à l’ombre à Tatoauine, Kébili…, le même ministre ne dit rien sur les sources de financement et n’est pas capable de dire comment la Tunisie finance son Budget 2022. Une douzaine de milliards de dinars sont à mobiliser pour arriver à payer les salaires des fonctionnaires d’ici mars prochain.

Le gouvernement et certains médias ne disent pas tout sur les risques de faillite de l’Etat tunisien… Un sujet tabou!

Qui mettra fin à ces jeux périlleux ? Kaïs Saïed, peut-être un jour!

* Economiste universitaire au Canada.

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