L’histoire étonnamment «moderne» de Lalla Manoubia, une Saida, une sainte tunisienne du XIIIe siècle. Ses actions la rendaient célèbre et d’une qualité morale incontestable mais en font toujours aussi l’incarnation d’un certain contre- pouvoir : elle prolonge dans son parcours la révolte contre le symbole de l’autorité patriarcale. Son antagonisme vis-à-vis des pouvoirs publics se mue en un affrontement de plus en plus violent entre une religion officielle hégémonique et une forme populaire de religiosité contestataire. (Illustration: film « Saida Manoubia et l’islam soufi » de Emna Ben Miled et Samed Hajji).
Par Abdellaziz Guesmi *
Etonnante Saida (dame), en effet, qui, près de mille ans après sa mort, envoie dos-à-dos les représentants des idéologies étrangères à l’identité du peuple tunisien.
Dans les années 1960, Bourguiba, son réformisme, hors-sol et gravement traumatisant, n’ont pas réussi à éradiquer la mémoire de Lalla Manoubia.
De leur côté, les intégristes réactionnaires n’ont jamais pardonné à cette «folle de Dieu» : son mausolée a été incendié par leurs agents, le 16 octobre 2012.
Qui était cette «Lalla, la Dame» ?
Lalla Manoubia, de son vrai nom Aicha Manoubia, est née en 1199 à la Manouba et morte à Tunis en 1267. Elle refuse le mariage et les enfants, partage ses aumônes avec d’autres femmes et fréquente des lieux infâmes pour ramener les hommes (masculins) à Dieu. Elle a même – chose exceptionnelle – dirigé des prières pour des hommes.
Initiée aux mystères de la religion cachée, elle a atteint le grade le plus élevé chez les soufis : «le pôle des pôles» et a été nommée à la tête de la Chadilliya, une voie soufie réputée.
Lalla Manoubia a passé une enfance heureuse. Malgré les mentalités de l’époque, elle a la chance d’être envoyée à l’école pour s’instruire. Très vite, elle fait montre d’élans mystiques. A l’âge de 9 ans, différente des enfants de son âge, elle est considérée comme une enfant originale par le besoin de se rapprocher de Dieu.
A 12 ans, l’adolescente éprouve le besoin de s’isoler dans les vergers aux environs du village, peut-être pour méditer ou pour prier. Elle se lie alors avec un personnage qui subjugue ses contemporains, Abou Hassan Al-Chadhili (fondateur de la voie soufie Chadilliya), avec qui elle est surprise un jour en pleine discussion.
La réaction du père et de la société de l’époque ne se fait pas attendre : elle doit mettre un terme à ces «promenades douteuses» et son père doit lui trouver un mari d’autant que la beauté de la jeune fille suscite beaucoup de convoitises. On vient demander sa main mais Lalla Manoubia oppose un refus à chaque fois. Un mariage forcé la jette sur la voie de l’errance.
Folle de Dieu ou dépravée ?
Elle abandonne alors sa famille et part pour Tunis au quartier populaire d’El Morkadh puis vers de multiples retraites qui la conduisent loin de la capitale. Elle partage sa vie entre la quête de la science, l’action et la méditation.
Pieuse, elle traverse Tunis «pauvrement vêtue et le visage découvert, n’hésitant pas à converser publiquement avec les hommes ». Elle travaille pour gagner sa vie, partageant ses maigres ressources avec les femmes en détresse, se plaçant ainsi du côté des faibles, des marginaux et des opprimés qu’elle soutient et réconforte par sa charité et sa spiritualité.
Femme à la personnalité forte et très instruite, elle demeure célibataire et partage son savoir et son instruction religieuse avec les hommes, même si cela ne plaît pas aux réformateurs musulmans.
Lalla Manoubia est crainte par ses homologues masculins par peur du désordre qu’éveille sa conduite. Ses détracteurs n’hésitent pas à l’accuser de tous les maux dont la débauche et le libertinage : ses accusateurs rapportent qu’elle se retirait sur les hauteurs du Djebel Zaghouan, parfois en compagnie de son fidèle préféré, pour y méditer sur la passion de Dieu et «savourer les plaisirs de l’amour».
Crainte ou aimée, elle est souvent sollicitée aussi bien par des hommes que par des femmes en difficulté pour sa capacité à entrer en contact avec le monde invisible peuplé d’esprits, de saints et de prophètes qui sont perçus comme des intermédiaires entre les Hommes et Dieu. Sa renommée lui vaut un récit hagiographique intitulé Manâqib (Vies, vertus et prodiges de la sainte), rédigé par l’imam de la mosquée de La Manouba !!
Lorsque qu’elle meurt en 1267, toute la ville de Tunis suit son cortège funèbre. Elle est inhumée sur l’une des collines de Tunis dans l’ancien cimetière d’Al-Ghorjani, où elle avait l’habitude d’aller prier. Deux «zaouïas» lui sont dédiées, l’une à Tunis et l’autre à La Manouba.
Lalla Manoubia, revenez vite, ils sont devenus fous !
* Proviseur, Grenoble.
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