En Tunisie, de plus en plus d’opérateurs économiques, élites, médias et partis politiques reprochent ouvertement au président Kaïs Saïed sa posture populiste exclusive et dévastatrice pour l’économie, pour le pouvoir d’achat et pour le vivre-ensemble. Que veut-on dire par populiste? Explication…
Par Moktar Lamari *
On qualifie le président Saïed de populiste, parce qu’il monopolise tous les pouvoirs, parce qu’il accuse les autres de tous les problèmes de pénurie des produits essentiels, parce qu’il a été élu pour améliorer le bien-être du peuple, et pas pour faire le contraire : un pouvoir d’achat qui a chuté de 30%, le dinar de 22%, la pauvreté est passée de 15% à 20%, avec des services publics détériorés et un État mendiant, accroché aux dons, aux prêts et au dopage par la dette.
Est-ce cela être populiste ? Certes, l’adjectif populiste est galvaudé, il a été attribué, de par le monde, à plusieurs politiciens, d’hier et d’aujourd’hui! Le populisme est multiforme, mais il s’appuie sur quelques attributs fondamentaux, communs.
Gouverner au nom du peuple
L’utilisation remarquée du terme «populisme» remonte aux années 1890, lorsque le mouvement populiste américain a opposé les populations rurales et le Parti démocrate aux populations du clan républicain, plus urbaines et mieux nanties.
Le terme a également été utilisé par un mouvement russe du XIXe siècle, qui comprenait en grande partie des intellectuels qui réclamant plus d’améliorations dans le niveau de vie des populations paysannes, dominantes dans les recensements.
Dans les années 1950, universitaires et journalistes ont commencé à appliquer le concept du populisme de manière plus large pour englober des mouvements fascistes et communistes en Europe, des maccarthystes américains et des péronistes argentins. Le populisme devient un dénominateur commun qui transcende le spectre idéologique gauche-droite, les clivages Nord-Sud ou encore Est-Ouest.
Benjamin Moffitt a, dans son livre ‘‘The Global Rise of Populism’’, présenté lors d’une conférence à la London School of Economics en 1967, expliqué que le terme populisme, est bien qu’utile, était trop mou pour être lié à une seule description ou seule réalité.
Plus récemment, le président Donald Trump a mené une campagne électorale populiste pour accéder et se maintenir au pouvoir. Il a mobilisé les électeurs les plus vulnérables, les moins éduqués pour les mettre à sa main. Grâce à une rhétorique verbeuse sur mesure, utilisant les médias sociaux et s’attaquant frontalement aux institutions pour s’imposer.
Un populisme abrasif
Certains érudits ont lié le populisme à la frustration face au déclin du statut ou du bien-être, d’autres à la nostalgie nationaliste. D’autres encore y voyaient davantage une stratégie politique dans laquelle un dirigeant charismatique et arriviste fait appel aux masses populaires, pour balayer les institutions et faire sa loi.
En 2004, Mudde, un politologue à l’Université de Géorgie, a mis décrit le populisme au regard de la minceur (légèreté) de ses préceptes idéologiques. Ainsi, le populisme serait avant tout une «idéologie mince», une idéologie simpliste qui ne fait qu’établir un cadre : celui de dire que le peuple est pur, alors que toutes les élites sont corrompues et abjectes.
On est dans un système binaire, ou l’intégrité à la corruption, le populisme au pluralisme, l’inclusion à l’exclusion.
Cette minceur idéologique permet au leader populiste de surfer et de se servir de manière sélective des idées venant d’idéologies plus épaisses, issues de partis bien ancrés, et défendant des causes socialistes, nationalistes, l’anti-impérialiste ou raciste, afin d’expliquer le monde à sa façon et de justifier l’injustifiable.
Le Polonais M. Kaczynski, un populiste nationaliste religieux, fait pression pour une prise de contrôle des institutions de son pays dominées par des élites jugées trop libérales et laïques.
Plus récemment, le Néerlandais Wilders, un populiste nationaliste laïque, exige une répression contre l’islam (pour la défense des droits des homosexuels) et insulte ouvertement l’élite multiculturelle, qu’il qualifie de traître.
Podemos, un parti espagnol populiste anarchiste-socialiste, fait pression pour s’emparer des bâtiments vacants appartenant aux banques et pour les distribuer aux pauvres, et attaque «la casta» (la caste d’élite).
Un populisme autoritaire
Ce populisme simpliste, démagogique, mince idéologiquement a sévi dans le Royaume-Uni, où les populistes du Brexit dénoncent les élites, se désignent comme «le peuple» et se vantent d’avoir «brisé l’élite». Il faut dire que les partisans du Brexit ont des attitudes différentes à l’égard du commerce, de la race, des dépenses publiques et de la globalisation telle qu’instituée en Europe.
Mais cette approche par la minceur idéologique ne parvient pas à saisir certaines dimensions. Jan-Werner Müller, politologue à l’université de Princeton, pense que les populistes se définissent comme les seuls sauveurs du peuple, contre les autres, ces illégitimes et ces «hors la loi». L’enjeu de la légitimité est particulièrement adulé par les populistes. C’est l’instrument d’accès au pouvoir.
Ce populisme peut être exclusif, agressif et clivant. Le populisme exclusif se concentre sur l’exclusion des groupes et partis accusés sans preuve de tous les maux sociétaux : corruption, dépravés, vendus à l’étranger, voleurs, traîtres, infidèles, etc.
Mais, il y a aussi un populisme inclusif qui s’est développé en Amérique latine pour défendre, au moins en apparence, les pauvres, les minorités, les indigènes, les prolétaires, etc.
Cela dit, même si beaucoup de penseurs déplorent et critiquent sévèrement le populisme, ils reconnaissent que celui-ci a forcé les élites de l’establishment (médias, partis, économistes, etc.) à discuter de questions qu’elles préfèrent ignorer et occulter.
On s’accorde à dire que le populisme dominant à l’international a été particulièrement dévastateur pour les institutions, pour les droits des minorités et a fortiori pour l’État de droit.
Et Kaïs Saïed dans tout ça ?
Son excellence, l’honorable président de la république tunisienne Kaïs Saïed est arrivé au pouvoir sans programme économique et sans parti politique. Son slogan électoral se résumait en une formule: «je ferai ce que le peuple veut».
Il a remporté les élections haut la main, et par défaut! Le terrain était propice, le parti islamiste et ses alliés ont gouverné l’ère post 2011, pour laisser l’économie en lambeaux et les budgets de l’État en champs de ruines.
Profitant de cette désaffection des partis et de cette déception populaire, il a sorti son artillerie lourde pour tout écraser sur chemin : la constitution, les partis politiques, les instituions en place, la loi électorale, les paradigmes dominant chez l’intelligentsia du sérail.
Sa rhétorique est agressive, elle affectionne accuser les autres : ces corrompus, ces voleurs, ces traîtres, ces vendus… il est le sauveur du pays.
Ces accusations omniprésentes dans le discours de Kaïs Saïed n’ont pas trouvé d’échos dans le système judiciaire. Et donc pas d’inculpation et d’accusations sans preuve, hors de tout doute.
Le président dissout le parlement, monopolise tous les pouvoirs progressivement dans sa supposée croisade contre les corrompus, les traîtres, les voleurs, les vendus, etc.
Il transforme le pouvoir judiciaire en fonction et des fonctionnaires soumis à sa façon de gérer l’État et au système de gouvernance populiste instauré. Le tout pour régner seul maître à bord. L’État c’est lui…
Populisme et statu quo économique
Pour le reste, le président Kaïs Saïed maintient le statu quo! Il ne touche pas aux sureffectifs de l’État, il n’allège rien aux processus bureaucratiques, il laisse faire les rentiers, les banquiers. Les taux d’intérêt flambent, le dinar s’étiole, la pauvreté progresse et les pénuries explosent.
Faute de réformes économiques et financières, les déficits s’accumulent et l’addiction à la dette s’accentue. Obligées, les banques nationales se mettent à financer le système ainsi instauré, détournant l’épargne des citoyens vers le financement des salaires des fonctionnaires au lien de financer l’investissement et la création de la richesse. L’appareil productif craque et se craquelle, et la misère sociale s’installe dangereusement.
Le discours et la rhétorique développée par Kaïs Saïed marquent les esprits, banalisent et biaisent même progressivement les vraies problématiques de la Tunisie d’aujourd’hui: pénurie, paupérisation, exode, délabrement des services publics (santé, éducation, infrastructure…), fuite des capitaux, etc.
Le populisme à l’œuvre biaise aussi les solutions des problèmes, sans moyens, sans instruments, sans stratégie, autres que le wishfull thinking de la pensée magique.
Un tel populisme est néfaste, notamment parce qu’il ne peut pas mobiliser, ne peut pas convaincre les opérateurs économiques pour entreprendre le changement structurel et des réformes profondes pour relancer l’économie et éviter la faillite de l’État. Mais, l’économie finit toujours par se venger des populistes.
Un tel populisme est clivant, exclusif et autoritaire. Notamment parce qu’il manque d’épaisseur idéologique, permettant une traçabilité des trajectoires et des résultats associés aux choix publics.
Sélection adverse, risque moral
Enfin, un tel populisme est peu fondé sur le savoir, sur les compétences et les données probantes (indicateurs, chiffres, statistiques) pour pouvoir élaborer une vision cohérente, lisible et rassurante dans le moyen et long termes.
Ce populisme abuse de la naïveté du citoyen, dans un contexte où deux millions d’électeurs (un adulte sur trois) sont totalement analphabètes, et deux personnes sur trois utilisent pas plus que 150 mots différents pour s’exprimer et interagir au quotidien. Une pauvreté langagière qui en dit long sur l’aridité intellectuelle et la perméabilité nationale aux discours populistes.
Le populisme à l’œuvre en Tunisie est condamné d’avance, et il ne pourra pas survivre à son fondateur.
Et la survie de ce populisme est aujourd’hui tributaire des bailleurs de fonds internationaux. Ceux-ci détiennent l’épée de Damoclès et deviennent incontournables de facto, même si le président Kaïs Saïed ne manque pas une occasion pour les critiquer et les qualifier de tous les qualificatifs négatifs et populistes.
Le FMI tient tête à ce populisme ravageur pour l’économie et applique ses paradigmes pour faire sortir la Tunisie de sa crise grandissante. On l’espère du moins!
Ce faisant, le FMI ne doit pas couper ses mannes d’aides; il ne doit pas pénaliser l’avenir de la Tunisie et les Tunisiens, pris en otages, en privant le pays de l’accès aux marchés internationaux pour des prêts devenus vitaux pour l’importation des produits essentiels au pays.
En revanche, le FMI et ces instituions internationales ont une responsabilité morale face à l’histoire. Elles doivent aider la Tunisie à éviter le pire, notamment pour rompre avec la dette toxique et les pesanteurs, populistes ou autres, qui ne font que reproduire le statu quo et accélérer le démantèlement des infrastructures productives et institutionnelles encore fonctionnelles.
* Economiste universitaire au Canada.
Blog de l’auteur: Economics for Tunisie, E4T
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