La Tunisie face au casse-tête de la Caisse générale de compensation

La solution simpliste prônant la suppression de la Caisse générale de compensation, et celles, populistes et démagogiques, qui défendent son maintien contre vents et marées ne peuvent être raisonnablement envisagées dans une Tunisie aux prises avec une crise financière asphyxiante. Mais que faire ? (Illustration: populisme oblige, à l’instar de tous ses prédécesseurs, Saïed n’osera pas toucher au prix du pains, mais jusqu’à quand ?).

Par Mounir Chebil *

Le débat sur la Caisse générale de compensation en Tunisie refait surface avec acuité ces dernières années. Seulement, il tend à se réduire à la seule dimension du coût budgétaire de la subvention servie par cette caisse. Certes, la question du déficit public ne peut être occultée, mais le débat ne doit pas se limiter aux seuls aspects financiers.

Cette attitude rétive néglige un aspect important du problème à savoir le rôle fondamental que joue la caisse dans le maintien de la paix sociale à travers le soutien aux catégories sociales nécessiteuses et dans sa participation active au développement économique du pays. Ainsi, toute analyse du coût de la compensation doit être placée dans un cadre macroéconomique pour bien mesurer les répercutions économiques, sociales et politiques éventuelles de sa suppression ou de son réajustement. 

Créée par la loi de finances de 1971, sous la forme d’un fonds spécial du trésor, la Caisse générale de compensation est un instrument utilisé par l’Etat pour la mise en œuvre de sa politique dans le domaine social en venant en aide à ses administrés en situation précaire. Aussi, cette caisse a-t-elle été utilisée pour subventionner des produits aussi divers que le pain, la farine, la semoule, les pâtes alimentaires, le couscous, le lait demi-écrémé, le café, le thé, les médicaments fabriqués en Tunisie, le sucre à usage domestique, les huiles végétales, le double concentré de tomate, et ce selon la liste actualisée par le ministère du Commerce en 2018. Il faut ajouter les subventions du maïs, du cahier scolaire, du livre culturel, de la collecte de lait, de la semence de pomme de terre, des engrais, de l’essence à la pompe et le gaz combustible pour les ménages, le transport public, etc. 

Préserver le pouvoir d’achat

Selon une étude de l’Institut tunisien études stratégiques réalisée en 2017, les subventions des produits de première nécessité ont permis de maintenir à un certain niveau le pouvoir d’achat des catégories sociales à faibles ou même à moyens revenus. Ces catégories ont pu aussi, dans une certaine limite, améliorer leur régime alimentaire, en consacrant une part de leur revenu aux protéines animales à des prix abordables, particulièrement la viande blanche et les produits laitiers.

Par ailleurs, la Caisse générale de compensation a évolué, au fil des années, d’un moyen de mise en œuvre de la politique sociale du gouvernement destiné à maintenir les équilibres sociaux et la paix sociale pour devenir un outil pour soutenir divers secteurs économiques (industrie, agriculture, infrastructures), en vue de l’amélioration de leur capacité concurrentielle au profit de l’économie nationale.

Sur le plan de la politique du développement agricole, la même étude a montré que l’intervention de la Caisse générale de compensation dans la collecte du lait a joué un rôle important dans l’amélioration des revenus d’une part importante de la population rurale et également dans le développement d’une industrie nationale de transformation du lait frais.

La subvention de la semence de pomme de terre a eu un impact positif sur la production nationale et la compensation du maïs et du tourteau de soja a été à l’origine de la pérennisation du secteur de l’élevage avicole industriel, par la réduction des coûts et la  préservation d’un pouvoir d’achat décent pour les catégories sociales précaires.

La Caisse de compensation intervient ainsi dans presque tous les secteurs économiques, et ce, par le moyen de la subvention énergétique. En effet, bien que cette dernière soit un fardeau pesant sur les équilibres de cette caisse et, en conséquence, sur le budget de l’Etat, son rôle dépasse l’idée que le Tunisien s’en fait.

En tenant compte de la subvention des carburants, et en ajoutant la subvention de l’électricité, on réalise que la quasi-totalité des secteurs économiques (agriculture, pêche, industrie manufacturière, transports publics ou privés, tourisme et autres services en tout genre) se trouvent indirectement sinon directement subventionnés.

Les opérateurs économiques aussi en profitent

Cette politique a été inaugurée depuis les années 1970 quand la Tunisie a choisi de miser sur le tourisme et d’entrer dans une dynamique d’industrialisation, pariant sur les industries légères et de transformation, ainsi que sur l’implantation des investisseurs étrangers en Tunisie.

Outre les incitations fiscales ainsi que le faible coût de la main-d’œuvre, le faible coût des énergies a, d’une part, incité les promoteurs locaux à investir, et d’autre part, a été parmi les options offertes aux sociétés étrangères qui s’installaient dans le pays.

Ainsi, l’intervention de la Caisse générale de compensation et la politique énergétique tunisienne plus particulièrement étaient-elles largement justifiées. Il reste que les temps ont changé, et pratiquement tous les paramètres en vigueur!

Jusqu’en 2010, les charges de la caisse étaient maintenues à un niveau compatible avec ce que peut supporter le budget de l’Etat. Mais notre pays, après avoir été exportateur de pétrole, a évolué peu à peu vers une certaine dépendance de l’importation des hydrocarbures. Par ailleurs, les prix des produits alimentaires (essentiellement céréales, huile…) n’étaient pas élevés outre mesure.

Après le changement de 2011, les dépenses de la Caisse générale de compensation ont sensiblement progressé et ont contribué à l’aggravation du déficit budgétaire. En effet, elles se sont accrues d’environ 300% entre 2010 et 2013 passant de 1500 MDT à 5514 MDT. Les dépenses de compensation ont plus que doublé au cours des onze premiers mois de 2022. Elles ont augmenté de 166%, à fin novembre 2022 pour dépasser les 7,8 milliards de dinars, contre environ 3 milliards de dinars, durant la même période de 2021, d’après le rapport de l’exécution du Budget de l’Etat, publié le 10 février 2023, par le ministère des Finances.

Cette hausse colossale du budget alloué à la compensation énergétique et céréalière coïncide avec le déclenchement de la guerre en Ukraine qui a provoqué une envolée sans précédent des prix des produits pétroliers et des céréales ainsi que des frais du transport. Les dépenses de compensation des hydrocarbures particulièrement sont devenues insoutenables. Sachant que les carburants accaparent 67% du volume global des subventions de la Caisse de compensation, suivis par les produits de base (25,2%) et le transport (7,6%).

La fuite en avant, jusqu’à quand ?

Les dépenses de cette Caisse représentent plus de 7% du budget de l’État. Elles sont effectuées aux dépens des plans régionaux de développement ou des plans d’investissement public. Par ailleurs, elles ont impacté négativement le taux de croissance qui s’est situé à 2,4% en 2022 malgré l’activation du mécanisme d’ajustement des prix du carburant.

N’avions-nous pas vu venir ce renversement de situation ? Nous l’avions certainement vu venir. Mais au lieu d’apporter une réponse à la hauteur des défis, on a préféré la fuite en avant. Aucun changement significatif n’a en effet été apporté à notre politique de subvention à l’énergie et autres, et ce, malgré les changements radicaux qui ont affecté les secteurs de l’énergie et des céréales, et la forte dépréciation du dinar par rapport aux devises étrangères a aggravé la situation. C’est cet immobilisme congénital de l’Etat qui explique les périls pesant aujourd’hui sur notre sécurité alimentaire et l’économie nationale dans son ensemble. Et qui s’explique par la crainte partagée par les décideurs, depuis les «émeutes du pain» survenues dans le pays entre le29 décembre 1983 et le 5 janvier 1984, de faire face à un séisme social le jour où ils décident de lever les subventions. Si la solution simpliste qui prône la suppression de la Caisse générale de compensation, et celles populistes et démagogiques qui défendent son maintien contre vents et marées ne peuvent être raisonnablement envisagées, le responsables gouvernementaux doivent avoir l’intelligence et le courage d’accélérer les réformes qui s’imposent, aussi douloureuses soient-elles, tout prévoyant des filets sociaux adéquats et applicables.

* Haut fonctionnaire à la retraite.

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