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L’immigré, hôte ou parasite ?

L’immigré, hôte ou parasite ?

L’étranger fut d’abord une proie, puis l’humanité se civilisant, celui que l’on se doit d’accueillir. Avec toujours la crainte de le voir s’incruster.

Par Mohamed Habib Salamouna *

Les drames liés à l’immigration clandestine ne sont pas près, hélas, de s’arrêter ! Face à cette tragédie, la question de l’hospitalité revient nécessairement en avant. Mais comment parler de l’hospitalité de nos jours ?

On serait d’emblée tenté de répondre en invoquant l’ancienne coutume romaine; l’hospitalité constituait alors une obligation d’accueillir l’autre. Elle se combinait avec le don d’un symbole, d’un objet que l’on se partageait pour sceller le pacte de visite.

Cette réponse est-elle suffisante ? Certainement pas, car elle ne statue pas sur les obstacles opposés à l’hospitalité. Il y a, en effet, dans la pratique de l’hospitalité, un point décisif : une conception de la «maison» à partir de laquelle on voit venir les autres. Elle se place à la croisée d’un mouvement (de celui qui vient) et d’un territoire (celui qui reçoit.)

Prenons une perspective large. Toute réception commence par une série d’interrogations. Parfois même, celui qui reçoit a du mal à se défaire de la suspicion et d’un imaginaire de la menace. Que vient faire cet étranger ici, ne va-t-il pas tout déranger et me déranger ? En ce sens, l’hospitalité est bien précédée d’une interrogation sur la conformité ou non-conformité entre des normes sociales, culturelles et politiques différentes. Elle est vite devancée par la crainte du parasite et la mise en œuvre d’une défense vis-à-vis de celui qui va s’installer en ne donnant rien, alors que l’hôte est censé donner et ne rien recevoir. Le parasite ne risque-t-il pas de vivre de nous ? Il est appréhendé comme un prédateur qui va s’incruster : à la manière de Tartuffe, ne va-t-il pas séduire pour s’installer, puis envahir le territoire, et vivre aux dépens de son hôte en redistribuant tout autour de lui, en fonction de lui ?

La possibilité d’une communauté humaine

Ce n’est qu’en surmontant cette crainte que l’hospitalité finit par devenir possible, puis se transforme en devoir. Mieux encore, l’hospitalité émerge précisément au point de désarticulation du cannibalisme : le geste de l’hôte doit consister à accueillir l’étranger (à le protéger de soi-même) à sa table, parce que, sans l’hospitalité (les transactions symboliques), l’étranger aurait probablement constitué le repas. Ce n’est pas pour rien que les termes de l’hospitalité en latin, «hospes» et «hostis», désignent à la fois l’étranger et l’ennemi. Le vocabulaire ne cesse de rappeler la proximité entre hospitalité et hostilité(1). Il rend compte de la distance qui sépare les hommes, en retenant de leurs différences et de leurs déplacements qu’ils doivent pourtant se rencontrer. D’ailleurs, la générosité déployée par l’hospitalité est plus courante qu’on ne le croit, à voir le tollé provoqué dans de larges secteurs de l’opinion publique par le discours tenu par le président Kaïs Saïed, le 21 février dernier, accusant les migrants originaires de l’Afrique subsaharienne de «faire du grabuge», de «modifier la composition démographique de la Tunisie» et de «menacer son identité arabo-musulmane.»

L’exercice de l’hospitalité touche dès lors à un code moral de la relation inégale-privée et individuelle ou publique et collective. Cet exercice apprend à construire des liens malgré les déchirures, à maintenir, au moins idéalement, la possibilité d’une communauté humaine universelle. En devenant accueillent, chacun se reconnaît comme membre d’une seule et même humanité. Cela définit, d’une certaine manière, la loi de l’hospitalité, et lui donne sa teneur absolue : offrir à l’arrivant un accueil sans conditions.

Du point de vue historique, on peut dire que ce principe a revêtu trois figures successives; d’abord, les témoignages des Grecs sur les pratiques de l’hospitalité ne manquent pas. Les Grecs ne les ont pas d’emblée réglementées par des lois. L’hospitalité constitue, pour eux(2), un devoir fondamental et sacré. Il suffit de lire Homère pour saisir la teneur de ce devoir : donner un repas, faire asseoir l’étranger devant le foyer et lui fournir une couche. Ce n’est que progressivement que ces figures ont été institutionnalisées. D’où est venue la notion de proxénie, dérivée du mot grec désignant l’étranger : xénos. 

La deuxième figure de l’hospitalité nous est ensuite offerte par l’Eglise du Moyen Âge. Englobée dans la perspective de la charité et du salut, elle renvoie aux mœurs des monastères, lieux dans lesquels les pèlerins et autres errants pouvaient trouver refuge et hospitalité. Dès les premières règles monastiques, des garanties de survie étaient promises aux hommes lancés sur les chemins. On s’en convainc en relisant la légende de Saint-Julien l’Hospitalier, ce grand chasseur devant l’Eternel, qui finit par se convertir et devenir moine hospitalier.

Quand la politique prend le pas sur la morale

La modernité, enfin, hésite constamment entre deux voies ; le rappel des principes, d’un côté, et leur réalisation, de l’autre. C’est une hésitation qui vire rapidement au paradoxe. La Révolution française en présente les traits essentiels. Elle met en avant un principe d’hospitalité assez général pour permettre à de nombreux «étrangers» de devenir citoyens français. Mais elle assortit ce principe de restrictions, dès lors que la suspicion se fait plus forte et les périls plus nombreux. Quelques députés ont même émis le souhait de voir rédiger un projet de décret portant sur l’impératif de porter un certificat d’hospitalité lorsqu’on avait été admis sur le territoire de la république : «Ceux qui obtiendront un certificat d’hospitalité seront tenus de porter au bras gauche un ruban tricolore sur lequel sera tracé le mot hospitalité et le nom de la nation chez laquelle ils sont nés(3)

Autant dire que, du principe à sa réalisation, lorsque la politique est obligée de prendre le pas sur la morale, l’hospitalité se restreint. L’étranger désirable est celui qui provient d’un territoire ami, celui qui est socialement utile et bénéficie d’une reconnaissance sociale et politique.

Que devient l’hospitalité de nos jours ? Elle demeure un «principe moral.(4)» En parle-t-on dans les établissements scolaires pendant les cours d’instruction civique ? Il le faut bien ! On doit faire crédit à nos enfants-élèves pour ne pas laisser à l’abandon quelques principes d’existence grâce auxquels chacun  reconnaît être membre d’une humanité toujours en péril de soi-même.

* Professeur de français.

Notes 

[1]  Consulter à ce propos l’excellent ‘‘Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale’’, dirigé par Monique Canto-Sperber, Paris, PUF. 

[2]  Comme pour les Perses et les Arabes. Ces derniers désignent l’hospitalité par le vocable  «diyafa».

[3]  Projet de décret, cité in ‘‘L’impossible citoyen’’ de Sophie Wahnich, Paris, Albin Michel. 

[4]  Selon Tahar Ben Jelloun, in ‘‘Hospitalité française’’, Le Seuil.

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