Tunisie : la compensation énergétique, un gouffre à combler

La politique de l’autruche n’a jamais été une solution pour résoudre un problème aussi complexe et aussi épineux que celui que pose, en Tunisie, la Caisse générale de compensation (CGC) en général et la compensation de l’énergie en particulier. 

Par Mounir Chebil *

Depuis 2013, le débat autour de cette question n’a pas été suivi de mesures concrètes et Kaïs Saïed ne semble pas prêt, lui non plus, de le mettre sur la table. Et pour cause : il est déjà en campagne électorale pour conserver le fauteuil douillet de la présidence, et il n’est pas disposé d’affronter un problème qui risque de susciter des remous sociaux malgré son urgence et ses effets pervers sur les équilibres financiers du pays.  

Pourtant, avec le déclenchement de la guerre en Ukraine qui a provoqué une envolée sans précédent des prix des produits pétroliers, les dépenses de compensation des hydrocarbures ont littéralement explosé et sont devenues insoutenables surtout avec la dépréciation du dinar vis-à-vis du dollar.

Selon le rapport de la loi de finances rectificative 2022, les dépenses de subvention des hydrocarbures ont augmenté de près de 4,7 milliards de dinars pour s’établir à 7,6 milliards de dinars, contre 2,9 milliards prévus initialement par la LF 2022 et contre 3,3 milliards de dinars en 2021 (soit une augmentation de 129%). 

Il faut noter qu’actuellement 67% de l’intervention de la CGC vont au secteur énergétique qui va au-delà de l’essence à la pompe ou le gaz combustible pour les ménages pour englober l’électricité, le gaz, les produits dérivés du pétrole, et touche pratiquement tous les secteurs économiques, qui se trouvent à différents niveaux subventionnés.

La démission de l’Etat

Il est incontestable que le poids de la subvention énergétique pèse lourdement sur le budget de l’Etat qui peine à suivre l’augmentation du prix de pétrole sur le marché international, dans une conjoncture inflationniste qui plombe l’économie et lamine le pouvoir d’achat des citoyens. C’est pourquoi le débat sur la CGC s’impose-t-il comme une nécessité pour installer une dose d’efficacité dans l’économie et alléger les dépenses budgétaires. Et c’est pourquoi aussi la démission de l’Etat à ce niveau est inadmissible et risque de compromettre dangereusement l’avenir du pays qui continue de s’endetter pour combler ses déficits extérieurs. 

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Ce débat est devenu plus que nécessaire rien que du point de vue de la dérive actuelle de la CGC qui s’est muée d’une caisse au service des démunis, en une caisse qui profite aux riches. En effet, la subvention bénéficie de plus en plus aux couches sociales aisées et aux divers producteurs et prestataires de services qui ne sont pas censées en profiter. Une villa de haut standing ou une usine ou un hôtel consomment beaucoup plus d’électricité que des milliers de gourbis. Une voiture de puissance neuf chevaux et plus ou un bus touristique climatisé ou un poids lourd consomment plus de carburant que des dizaines de voitures «populaires» ou des mobylettes d’ouvriers. Comme l’a signalé un éminent analyste, les subventions générales au prix se traduisent par une augmentation des revenus des catégories sociales les plus riches, proportionnellement plus importante que pour les catégories les plus pauvres, puisque les plus riches consomment davantage du bien subventionné.

Nous ne sommes plus au temps d’Omar Ibn El-Khattab, personnage historique cher à notre président, pour dire que la solution à la CGC réside dans le fait de prendre aux riches pour donner aux pauvres. La Tunisie a aussi besoin de riches qui s’enrichissent pour accroître les investissements et créer des emplois pour les pauvres. Autant la dynamique économique est soutenue, autant les ressources de l’Etat augmentent en conséquence. Par ailleurs, il ne faut pas culpabiliser le confort au nom d’un misérabilisme mesquin. 

Doit-on supprimer la CGC ?

Certains proposent la suppression de la CGC pour alléger le budget de l’Etat. Comme palliatif, ils prévoient pour les ménages et les entreprises qui subissent de plein fouet les conséquences des chocs que susciterait cette suppression, l’octroi de subventions occasionnelles qui peuvent être distribuées sous forme de transferts monétaires directs au profit des ménages qui en ont le plus besoin.

Seulement, cette solution de la suppression de la CGC se heurte à deux obstacles. Premièrement, il doit y avoir au préalable un recensement précis de toutes les parties qui méritent de tels transferts.

Deuxièmement, l’Etat doit être transparent et honnête pour procéder à des transferts immédiats et qui couvrent la valeur de la compensation qui aurait du être servie par l’intermédiaire de la CGC. Mais le gouvernement de la gabegie et de l’improvisation qui préside actuellement à nos destinées est-il capable de satisfaire à ces deux conditions ?

Il faut aussi admettre que la suppression totale de la subvention énergétique augmente forcément et significativement la pauvreté. Non seulement cette suppression créera un phénomène inflationniste qui  grèverait avantage le pouvoir d’achat des classes pauvres et moyennes, mais elle affectera aussi lourdement la compétitivité de nos produits à l’exportation et la pérennité de nos entreprises.

C’est pourquoi nous devons opter non pas à la suppression de la CGC, mais à l’amélioration du système de la compensation de façon à ce qu’il soit organisé selon la capacité contributive de chacun pour assurer le maximum d’équité possible entre les citoyens sans trop pénaliser les riches ou appauvrir les pauvres et, ce faisant, alléger la charge de l’Etat.

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Dans une telle perspective, on peut concevoir de simples ajustements graduels du prix de l’essence et du mazout servis à la pompe surtout en cas d’augmentation du prix de pétrole sur le marché international. C’est d’ailleurs ce qui est en train d’être fait et qui doit se poursuivre. Mais pour les voitures dépassant les sept chevaux et autres matériels roulants utilisés par les différents opérateurs économiques, il faudrait instaurer une taxe pour chaque véhicule selon sa puissance et qui serait payée annuellement avec la taxe de la circulation. Le produit de cette taxe ira directement dans le budget de la CGC, mais sa valeur ne doit pas être prohibitive, car la compensation doit continuer à exister pour des raisons macroéconomiques, mais elle ne doit pas peser outre mesure sur la caisse de l’Etat. Le transport public géré par les sociétés publiques doit être dispensé de cette taxe.

Inciter à plus d’économie d’énergie

Pour le prix de l’électricité, il y a lieu de distinguer entre les ménages à hauts revenus et les autres. Mais quoi qu’il en soit, il y a lieu  d’appliquer des tarifs élevés pour les ménages qui ont une forte consommation, à l’effet de pénaliser les abus et inciter à plus d’économie d’énergie et à une conversion à l’énergie solaire. Les classes sociales qui ne sont pas dans le besoin ne doivent pas bénéficier des subventions, lesquelles doivent être graduellement levées. Par contre, la Steg doit ménager le plus possible les ménages qui ont une consommation modérée de l’électricité.

Suivant cette même logique, le prix de la bouteille de gaz  doit rester toujours abordable pour les ménages à faibles ou à moyens revenus. Enfin, l’Etat et les collectivités publiques locales doivent s’astreindre à limiter au maximum les abus et le gaspillage.

Sur un autre plan, la Steg devrait augmenter la tarification appliquée aux différents agents économiques publics ou privés, personnes morales ou physiques, tout en maintenant cette tarification à un niveau raisonnable pour ne pas altérer leur compétitivité et engendrer des effets inflationnistes qui se répercuteraient négativement sur les catégories sociales défavorisées, le principe étant de maintenir le budget de la CGC à un niveau compatible avec ce que peut supporter le budget de l’Etat.

* Haut fonctionnaire à la retraite.

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