Propositions pour sortir la Tunisie du dilemme de la compensation

La réforme de la Caisse générale de compensation suscite en Tunisie des résistances aussi bien du côté des travailleurs et des couches sociales défavorisées que de celui des opérateurs économiques qui en tirent des dividendes. Mais ce débat ne peut plus être reporté davantage, d’autant que des solutions existent pour faire face au gouffre financier qu’elle représente pour un Etat aujourd’hui au bord de la banqueroute. (Illustration: ministère des Finances).

Par Mounir Chebil *

Depuis 2011, la Caisse générale de compensation en Tunisie ne cesse de peser lourdement sur la caisse de l’Etat qui accuse au fil des ans un déficit récurrent. Sa charge est en train d’affecter gravement d’autres responsabilités de l’Etat, telles que la santé publique, l’enseignement, les infrastructures ou le développement. Sa réforme est une condition essentielle du Fonds monétaire international (FMI) pour débloquer le crédit de 1,9 milliard de dollars qui permettrait à notre pays de sortir de l’asphyxie financière qui la paralyse.

Seulement, et indépendamment de la pression étrangère, le réaménagement et la rationalisation des dépenses de la Caisse générale de compensation s’imposent avec une grande acuité, surtout au regard les changements radicaux survenus aux plans interne et externe. Il s’agit d’arriver à contenir les charges de compensation à un niveau compatible avec les capacités financières du pays et les contraintes de développement, d’une part, et cibler autant que possible la compensation pour permettre de la diriger vers les ménages qui en ont vraiment besoin, d’autre part.

La vérité des chiffres

Pour faire la part des choses, il faut remarquer que contrairement à ce qui est communément admis, la subvention des produits de base (pain, pâte, huile de cuisson, sucre, café, thé, etc.) ne représente plus au 1er semestre de 2022 que 15% environ du portefeuille global de la subvention. Alors que 67% de la subvention vont au secteur énergétique qui va au-delà de l’essence à la pompe ou le gaz combustible pour les ménages pour englober l’électricité, le gaz, les produits dérivés du pétrole, et touche pratiquement tous les secteurs économiques, qui se trouvent à différents niveaux subventionnés.

Ce qui caractérise la compensation en Tunisie c’est que  le système en vigueur comporte des inconvénients à cause notamment du système universel de la compensation. Elle est générale et elle n’est ni rationalisée ni orientée, tout le monde en profite, pauvres ou riches, ménages ou entreprises.

Paradoxalement, les subventions  (plus de 5.000 millions de dinars en 2022) consenties par l’Etat ne profitent plus aux catégories ciblées à l’origine. Ce sont les couches vers lesquelles on voulait orienter les compensations qui en consomment le moins. Et, du coup, ce sont les couches les plus aisées qui en consomment le plus. De ce fait, ce sont les parties les plus favorisées économiquement qui en profitent le plus. On pense, alors, aux activités touristiques, commerciales, industrielles et aux divers trafics. Le lait, le café, le sucre, le thé par exemple constituent la matière première pour les activités des cafetiers, des salons de thé de luxe, des pâtissiers, des hôteliers… 

A partir de ce constat, on peut avancer que la réforme du système de compensation en Tunisie ne doit pas être uniforme mais doit être spécifique à chaque secteur. La compensation des produits de base ne doit pas être traitée comme on traite la compensation énergétique.

De nécessaires arbitrages à faire

Il est possible de réaménager la compensation des produits de base sans affecter le pouvoir d’achat des catégories sociales pauvres et même celui de la classe moyenne. Aussi doit-on arrêter un programme pour limiter la compensation à trois produits de base importants dans la consommation des ménages (céréales, huile de mélange et lait) et éliminer de son champ d’intervention les autres produits ainsi que les activités productives.

Il ne faut donc pas toucher, sur le court terme, aux prix des produits subventionnés même si on devrait procéder à des augmentations très modérées de leurs prix. Il ne faut pas oublier qu’une grande partie de la population tunisienne est sensible aux prix des produits subventionnés et plus particulièrement aux céréales, l’intervention de la caisse a impacte favorablement le bien-être de larges pans de la population. Elle a aidé à l’équilibre économique des ménages déshérités et à certains secteurs économiques fragiles, et qui seraient incapables de survivre sans cette subvention.

Il y a lieu aussi de prendre en considération le fait que la classe moyenne ne devrait pas être pénalisée. Aussi faut-il installer un système pour que les hôteliers puissent s’approvisionner en produits céréaliers directement des minoteries et pour le lait demi écrème, directement des usines de lait et au prix coûtant. D’où la nécessité d’exclure progressivement de la catégorie «A» les boulangeries situées dans les zones aisées et de réserver l’octroi des autorisations de type «A» exclusivement aux zones  et aux quartiers défavorisés. Il y a lieu de signaler ici que la catégorie A du système d’industrie du pain concerne les boulangeries qui produisent le grand pain (450 g), vendu à 240 millimes.

Selon l’Institut national des études stratégique (Ites), il serait également utile d’accompagner les ajustements des prix par des mesures d’accompagnement en libérant l’importation du riz et en exonérant ce produit des droits de douane ce qui permettrait de diversifier l’offre en produits céréaliers et de diminuer la consommation de pâtes et de couscous subventionnés.

Les produits subventionnés doivent être interdits à toutes activités productives sauf à certains secteurs économiques fragiles qu’il faudrait savoir répertorier et classer. Dans ce cadre, il faut intensifier les contrôles sur l’utilisation des produits subventionnés pour sanctionner le détournement d’usage. Des brigades de contrôle économique exclusivement dédiées au contrôle des produits compensés doivent être spécialement créées ou renforcées. Des sanctions des plus sévères doivent être infligées aux contrevenants producteurs ainsi qu’aux contrebandiers et aux spéculateurs et surtout aux contrôleurs corrompus.

Ces mesures peuvent alléger les charges de la Caisse générale de compensation mais le plus important c’est que le pays puisse arriver à réduire au maximum sa dépendance en matière de céréales. Ainsi, faut-il augmenter les superficies à consacrer à la culture des céréales et des plantes fourragères. Les firmes d’Etat qui travaillent à pertes doivent être converties exclusivement pour la céréaliculture. L’Etat possède plusieurs milliers d’hectares de terres en friche. Il y a lieu de recenser les terres arables, les diviser en de grands domaines de centaines d’hectares et les consacrer à la céréaliculture et à la culture des plantes fourragères. Dans ce cadre, ou c’est l’Etat qui cultive directement ces terres ou les loue pour de longues durées avec des cahiers de charges contraignants et des prix symboliques, des grands investisseurs qui ont suffisamment de moyens pour les exploiter sans se rabattre sur l’Etat. Il n’est pas concevable de continuer d’exporter le dessert et d’importer le plat de résistance, comme le fait actuellement la Tunisie.

Le populisme qui paralyse

Pour encourager les producteurs locaux de céréales, et selon les recommandations de l’Ites, il y a lieu de reconsidérer le prix à la production du blé dur local, le prix de cette céréale a été souvent inférieur au prix du même produit importé, ce qui se traduit par une situation anormale. Il semble donc indiqué d’explorer la possibilité de mettre en place un système de fixation du prix à la production du blé dur produit localement indexé sur le marché international et majoré d’une prime. Le but est de corriger une anomalie, d’encourager un produit local, d’augmenter les quantités locales collectées, de diminuer par ce biais la dépendance vis-à-vis de l’étranger et d’améliorer le revenu d’une partie défavorisée de la population.

Le débat sur la Caisse générale de compensation dure depuis une certaine période. D’éminents spécialistes y ont réfléchi et continuent d’y réfléchir. Seulement le président Kaïs Saïed demeure sourd à leurs conclusions. Il est obnubilé par un nouveau mandat, en plus de son inaptitude  à cerner les questions économiques. Pour ne rien arranger, il est hermétique à tout débat portant sur la réforme de la Caisse générale de compensation qui susciterait nécessairement des résistances aussi bien du côté des travailleurs et des couches sociales défavorisées que de celui des opérateurs économiques qui en tirent des dividendes. Il est déjà en campagne électorale usant comme à son habitude de la démagogie, du populisme et de la vente des mirages.

* Haut fonctionnaire à la retraite.

Premier article de la série :

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