Les axes de réforme de la diplomatie tunisienne

La Tunisie regorge de compétences et de mécanismes et institutions susceptibles d’approfondir le débat et la réflexion sur les défis internationaux et les opportunités offertes à la diplomatie tunisienne pour se réorganiser en profondeur et se redéployer dans le monde avec plus d’efficacité.

Par Elyes Kasri *

Dans un monde en crise avec des signes annonciateurs de changements tectoniques et d’une reconfiguration géostratégique, la diplomatie tunisienne est dans l’obligation de se repenser pour regagner de vigueur et réaliser un positionnement et un redéploiement plus conformes aux exigences de la souveraineté de la Tunisie et de la défense des principes et des causes qui lui sont chers après le constat général d’une dégradation et même, pour certains, d’une dérive durant la décennie noire.

Ce renouvellement dépasse les discours et les nominations qui font partie de la gestion de toute situation normale avec plutôt une approche en profondeur et une priorité pour l’approche systémique.

Il est communément admis que diplomatie tunisienne a pris un grand retard par rapport à celle des pays concurrents sur plusieurs niveaux, ce qui fait de cette rénovation un défi à la fois considérable et vital que l’on ne peut se permettre de minimiser ou de prendre à la légère en se contentant de mesures superficielles.

1- Vision: à l’instar de la guerre mais par des moyens pacifiques, la diplomatie est avant tout une affaire de vision nationale et de définition claire des intérêts nationaux avec une identification des partenaires, des concurrents et des ennemis ainsi que des objectifs à atteindre et la logistique requise.

2- Coordination et harmonisation: afin de regagner son efficacité et sa crédibilité, la diplomatie tunisienne devra veiller à éviter la multiplicité des centres de gestion des relations et de la coopération internationales. La prolifération des intervenants en politique étrangère a fait que chaque organisme s’est cru habilité, à travers son département de la coopération internationale, à mener sa propre diplomatie donnant ainsi aux chancelleries étrangères la possibilité d’imposer leurs priorités et d’agir selon leurs intérêts et non ceux de la Tunisie pris dans leur ensemble et leur globalité.

Pour être crédible, le ministère des Affaires étrangères, de la Migration et des Tunisiens à l’étranger devra assumer pleinement la responsabilité des organismes et institutions chargés des Tunisiens à l’étranger et récupérer le portefeuille de la coopération internationale qui lui a été amputé par feu Ben Ali, décision malencontreuse dont le pays et lui même ont fini par payer le prix fort.

3- Ressources humaines: la diplomatie est avant tout une affaire de femmes et d’hommes bien formés et encadrés et motivés au service de la patrie avant et au-dessus de toute autre considération. S’il est communément admis que l’on peut faire faire de bonnes soupes dans les vieilles marmites, il faudra se rendre compte du danger que représentent les marmites souillées ou contaminées. Ainsi, on serait porté à croire que ceux qui ont contribué à la décennie noire et s’y sont illustrés par des promotions, nominations et décorations feraient plus partie du problème que de la solution et que toute tentative d’ignorer cette vérité pourrait desservir la crédibilité du ministère et les intérêts nationaux.

4- Meilleure gouvernance: la diplomatie tunisienne souffre d’un déficit de gouvernance dans le sens ou le statut de 1992 encore en vigueur a marqué déjà à l’époque une régression et un processus de bureaucratisation de la diplomatie qui a fini par avoir un effet corrosif et même démoralisant en faisant des diplomates de carrière recrutés par voie de concours nationaux (quelques dizaines sur plusieurs milliers de candidats), des fonctionnaires de second rang dans leur propre département par rapport aux diplômés de l’ENA, soit des administrateurs ou des conseillers des services publics qui bénéficient d’un plan de carrière et de grilles salariales plus avantageux.

Par ailleurs, le statut du ministère des Affaires étrangères consacre en grande partie dans la gestion des ressources humaines le pouvoir discrétionnaire qui tend à se mouvoir en arbitraire. Les nombreux recours auprès du tribunal administratif au cours de la décennie noire ne sont que la partie visible de l’iceberg qui tend à déstabiliser et démoraliser les diplomates surtout avec la politisation excessive de l’administration et de la diplomatie au cours de la décennie catastrophique à laquelle il faudra mettre des garde-fous.

Un nouveau statut qui balise le plan de carrière et clarifie les droits et devoirs des diplomates offrirait des conditions plus propices à l’émergence d’une diplomatie plus engagée et plus dynamique au service du pays et non en quête de soutiens personnels pour arracher des avantages et nominations souvent indus, fruits de l’opportunisme et des aléas familiaux, régionaux, partisans ou de services rendus susceptibles de tomber sous le coup de l’article 96 du code pénal.

5- Organisation: le ministère des Affaires étrangères a grandement besoin d’ une réorganisation en profondeur de ses structures à Tunis et à l’étranger, de ses méthodes de travail, de son déploiement avec un rattrapage sérieux dans l’introduction des technologies d’information et de communication tant à la centrale qu’à l’étranger notamment en relation avec les Tunisiens à l’étranger constitués par un nombre croissant de cadres et de compétences avec lesquels il faudra maintenir le contact et les inciter à servir leur pays aussi bien par l’investissement que par la promotion de son image et de ses intérêts auprès des cercles influents ou décisionnels avec lesquels ils sont en contact.

6- Mode de déploiement à l’étranger: avec l’évolution des sociétés et des systèmes politiques à l’étranger et surtout dans les pays industrialisés avec lesquels nous avons un intérêt vital à défendre nos vues et intérêts et à promouvoir la coopération et l’investissement, il faut se rendre à l’évidence que la diplomatie officielle gouvernementale est désormais une relique du passé. Il importe dorénavant de diversifier les interlocuteurs a l’étranger tant au niveau national, régional et local qu’avec les partis politiques et les composantes de la société civile.

Le plus grand défi de la diplomatie tunisienne sera d’adopter un mode de déploiement international multidirectionnel afin de faire passer le message de la Tunisie auprès de tous les cercles influents et servir les intérêts nationaux et ceux des Tunisiens à l’étranger surtout avec la montée et l’officialisation de la xénophobie dans de nombreux pays ciblés par les migrants tunisiens. Les facteurs de connaissance de la culture et de l’histoire des pays d’affectation et la maîtrise des langues et des techniques de communication seront vitaux pour assurer la crédibilité et l’efficacité de la diplomatie tunisienne.

La Tunisie regorge de compétences et de mécanismes et institutions susceptibles d’approfondir le débat et la réflexion sur les défis internationaux et les opportunités offertes à la diplomatie tunisienne. L’Académie diplomatique réalisée avec le concours de la Chine pourrait, avec le concours d’autres pays et institutions partenaires, servir de forum pour la réflexion et la proposition des réformes requises par les défis de la modernisation de la diplomatie et les exigences d’anticipation des changements sur la scène internationale en vue d’assurer un positionnement et un mode de déploiement plus appropriés pour la réalisation des objectifs de la Tunisie et la promotion de ses intérêts dans un monde en pleine mutation.

* Ancien ambassadeur.  

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