Auteur de romans policiers, poète, nouvelliste, ancien enseignant, Yann Venner est aujourd’hui animateur culturel en Bretagne du nord, où il vit. Son parcours universitaire l’avait amené à se lier d’amitié avec l’écrivain marocain Driss Chraïbi (1926-2007) auquel il a consacré des travaux de recherche. Il apporte ici son témoignage complice sur l’une des figures importantes de la littérature de langue française, au Maghreb, dont le premier roman, ‘‘Le passé simple’’, qui fit tant de bruit, fut publié en 1954.
Par Yann Venner
Fin novembre 2003
– «Allô ! Yann ?
– Oui, grand frère !
– Je serai à la gare de Rennes vers 20h30. Peux-tu venir me chercher ?
– Bien sûr, j’arrive dans deux heures.»
Comment cette histoire a-t-elle commencé ? Driss sortait d’une opération des yeux : glaucome opéré à Marseille. Puis retour quelques jours dans sa famille à Crest, dans la Drôme; et le train jusqu’à Rennes.
Driss Chraïbi était venu à Tréguier en 2002, invité par des professeurs pour parler aux collégiens et dédicacer ses ouvrages à la maison Ernest Renan. Auparavant, j’avais déjà travaillés sur son œuvre à l’Université de Rennes 2 (Université Haute Bretagne) : DEA puis doctorat DNR.
J’avais entamé une correspondance avec Driss dès 1996; lui demandant la permission de travailler sur ses romans surtout. Il m’avait répondu très aimablement, évoquant des souvenirs de 1945 et sa venue à l’Île Grande et à Trébeurden. Un de ses anciens professeurs au lycée Lyautey de Casablanca était originaire de l’Île Grande. Malheureusement, le nom de ce professeur restera inconnu. Nous échangeons donc quelques lettres jusqu’à la venue de Driss et d’un de ses fils, Mounir, à Tréguier en 2002.
Puis un an plus tard, j’hébergerai en juillet 2003, pour une bonne semaine, Mounir à Trébeurden.
A hauteur humaine, tout simplement
Retrouvailles donc à Trébeurden, fin novembre 2003 pour une semaine avec Driss Chraïbi. Il est arrivé avec un bagage très léger et son manuscrit de ‘‘L’Homme qui venait du passé’’. L’auteur souhaitait écrire à la machine. Je sollicitai donc mes élèves de CM2, dont l’un trouva ce qu’il fallait. Driss put ainsi taper quelques pages et effectuer des corrections quand il se retrouvait seul à la maison. Ma femme et moi enseignions dans la journée.
Driss était même intervenu dans ma classe pour parler à ces écoliers de dix/onze ans, en leur expliquant pourquoi il vivait heureux, pourquoi il écrivait… L’invité leur avait parlé de l’inventeur de l’algèbre Al-Khwârizmî (780-850), de l’histoire du zéro. Prenant la craie et face au tableau, le professeur Chraïbi leur dit :
– Zéro est un chiffre et un nombre. Son nom vient du sanskrit शून्य (sunya) qui signifie «vide». Il a été traduit par les Arabes en «as-sifr» puis par l’italien en «zéphiro» (devenu par la suite en français zéro).
Et les élèves, suspendus à ses lèvres, lui posèrent de nombreuses questions.
Durant cette semaine, en dehors de ses heures d’écriture, Driss faisait du pain, ainsi que du feu dans notre cheminée. Tout en écoutant la radio, RFI en particulier. C’est là qu’il entendit la triste nouvelle : la mort de son ami Mohamed Choukri (voir ci-dessous).
Quand on se retrouvait pour les repas, l’ambiance était joyeuse et nous échangions souvent des blagues. Le jour où je cuisinai un crabe mayonnaise, une très grosse araignée de mer, Driss fut si content qu’il cita cette anecdote dans son roman ‘‘L’Homme qui venait du passé’’.
Cet inspecteur matois et à l’allure débraillée nous plaisait beaucoup. L’Inspecteur Ali – un des héros des romans de Driss Chraïbi – n’était pas loin ! Driss et moi admirions cette façon de mener les enquêtes.
Nos discussions tournaient autour de la littérature, de la politique. Driss me prodiguait quelques conseils d’écriture pour mes futurs romans et nouvelles. Il aura même la gentillesse de m’écrire une préface pour ma première trilogie ‘‘Black Trélouzic’’.
Le mardi soir 29 novembre, nous nous rendîmes en voiture à Lannion, au Café Les Valseuses. J’avais programmé cette rencontre avec le public et la presse, car à l’époque, j’étais président de l’association «Al Manar – Lannion». Une association qui avait pour but de rapprocher les cultures orientales et occidentales dans un dialogue interculturel.
A peine entré au café Les Valseuses et les présentations faites, comme nous sommes un peu en avance, Driss voit un flipper et s’y installe pour un quart d’heure.
– «Tu vois, Yann, cela me rappelle ma jeunesse à Paris ! Un flipper comme à l’époque ! Al-Hamdoullilah !»
Et Driss de s’amuser, emporté par une vague de souvenirs.
Le public s’installe, Yann Parenthoën arrive. C’est un ingénieur du son, collègue de Driss, à France Culture autrefois. Ils avaient collaboré pour l’illustration sonore du roman d’Hemingway ‘‘Le vieil homme et la mer’’. On était venu de Paris, dit Chraïbi, en 1971, enregistrer les bruits de la mer à l’Île Grande, là où Yann Parenthoën habite ! Déplacement aux frais de France Culture ! Toute une époque, n’est-il pas ?
La soirée peut commencer. Rires, émotions, franc-parler. Ce fut une belle rencontre, sans aucun protocole. Quelques jours plus tard, on sera invité à dîner chez Yann Paranthoën.
Le samedi suivant, à la librairie Gwalarn de Lannion, séance de dédicaces. Driss annonce au journaliste qu’il n’est pas un marchand de livres et préfère plutôt interroger le journaliste sur la vie privée de ce dernier. Un peu décontenancé par cette inversion des rôles, le correspondant de l’hebdomadaire ‘‘Le Trégor’’, se prête de bonne grâce à ce jeu.
Voilà de nouveau une facette de Driss. Surprendre, étonner, être à la bonne hauteur : humaine, tout simplement.
Un intellectuel aux œuvres incisives
Personnage hors normes, attachant, engagé et surtout rebelle, Driss Chraïbi était «le patriarche» de la littérature «maghrébine d’expression française». Fervent défenseur de «l’ouverture de la culture à tous les peuples», cet intellectuel, aux œuvres incisives, a critiqué le déclin des civilisations et cultivé le mythe de la Terre nourricière : «Les civilisations avaient des idées belles à la naissance mais elles sont trahies par Dieu et la politique. Nous sommes dirigés par des marionnettes.»
En convalescence (après une opération des yeux), à 77 ans, Driss Chraïbi est venu peaufiner son vingt-deuxième roman chez Liliane et Yann Venner, ses amis Trébeurdinais.
Les livres de Driss Chraïbi sont au programme des classes de français depuis une vingtaine d’années ! Driss est un véritable écrivain qui ne voulait surtout pas être appelé «écrivain francophone du Maghreb»! Il le disait lui-même : «Je n’ai aucun problème avec la langue française. Pour moi, il y a eu au départ, et il y a toujours le fleuve culturel de mon pays, mais il y a eu des affluents et parmi ces affluents, la culture française.»
La langue française est pour lui un choix libre de création. En effet, les usages les plus forts, les plus hauts du français sont ceux qui résultent d’un choix. Où ce choix est-il le plus enrichissant ? C’est quand un créateur en langage, né dans une autre langue, décide de risquer ce va-tout (qu’est l’écriture littéraire) dans cette langue autre. Tout écrivain, tout poète fait de son propre idiome une langue étrangère à elle-même par le style ! Les écrits de Driss Chraïbi ont suscité l’intérêt des linguistes. Pour ne citer que deux thèses de doctorat : ‘‘La langue de Driss Chraïbi, langue déplacée d’un écrivain déplacé’’ par Bernadette Dejean de la Bâtie et ‘‘Analyse sémiolinguistique de La mère du printemps de Driss Chraïbi’’ par Assia Bouayad-Benadada.
Driss Chraïbi, le grand semeur est parti enquêter ailleurs, avec son altermégot, l’Inspecteur Ali, fils du gardien d’un four public… A moins qu’il ne creuse au fond d’un puits pour en retirer l’eau de la montagne, l’eau de l’Oum Er-bia’, le plus long fleuve marocain… qui a vu passer sur ses berges tous les anonymes de l’Histoire; ceux qui sont le sel et le sucre de notre humaine condition : le peuple, lettré ou non.
Que la Terre marocaine l’accueille dans la plus grande sérénité et le plus grand respect, sans trop de protocole ; sinon, le grand rire de Driss va retentir au cimetière des Chouhadas (martyrs), en nous disant: «Continuez l’enquête, cherchez, creusez, mes frères, mes sœurs, et découvrez l’énigme de la vie que la mort n’a pas encore résolue ! On attend toujours une Naissance à l’aube !»
Merci à toi, grand frère d’encre !
Trébeurden, 18 janvier 2016.
Lettre à Mohamed Choukri :
«Il y a quelques semaines, j’ai failli devenir aveugle. J’ai dépensé tous mes droits d’auteur, j’ai subi une lourde opération et j’ai retrouvé la vue. Je l’ai retrouvée… pour apprendre que tu venais de quitter la vie. Ce n’est pas vrai. Tu n’es pas mort. TU N’ES PAS MORT.
Mon fils Yassin a pleuré. Ma femme aussi. Moi, je n’ai plus de larmes. Tu es dans mon cœur, dans ma mémoire. Durant ma longue existence, j’ai été en quête d’une croyance doublée de preuves rationnelles, d’un idéal d’ici et maintenant, d’un être humain capable de m’apporter sa plus grande humanité. Et cet être-là, je l’ai trouvé un jour: c’était toi. Te souviens-tu? Je me souviens du SILT en janvier 2001. Nous étions assis côte à côte dans le jardin de l’Institut et je suis tombé à la renverse tant je riais : ta «conférence» faisait dérailler les discours académiques et abscons sur la littérature dite «maghrébine d’expression française». Tes mots étaient des mots pleins, avec un contenu et un contenant.
Toi et moi, nous nous souvenons de ce colloque surréaliste à Gênes (Italie). Nous étions vêtus – vêtus! – toi en Columbo et moi en Inspecteur Ali, parmi des gens en costume-cravate, engoncés dans leurs certitudes. Le doute est salutaire, n’est-ce pas? Je suis issu d’une famille bourgeoise et toi d’un milieu modeste. Tu as rué dans les brancards, j’avais secoué les cocotiers. C’est pour cela que nous étions frères d’esprit, sinon de sang. Tout le reste est littérature, arrivisme, égoïsme. Tu as envoyé balader l’équipe de France Culture à Marrakech et une journaliste du Figaro à Tanger. Bravo!
D’autres que moi se sont chargés ou se chargeront de te tresser des lauriers nécrologiques. Pas moi, oh non! Moi, je te dis que tu étais le véritable roi des pauvres. Je dis que tu n’étais pas… que tu n’es pas un écrivant mû par l’écrivanité. Tu es un écrivain dans le sens concret du terme : un écrivain qui, à travers le peuple de notre pays natal, est devenu un écrivain universel.
Et que l’on ne te réduise pas au seul ‘‘Pain nu’’. Toute ton œuvre en témoigne.
En janvier prochain, j’irai embrasser ta pierre tombale. En attendant, de là où tu es, dis-moi si Allah existe, si tu l’as rencontré, ce qu’il t’a dit. Dis-lui qu’ici-bas, nous sommes tous orphelins, désorientés, désoccidentalisés, désemparés, que nous n’avons plus comme guides que Doubleyou, Tony que je ne peux pas blairer, Poutine, Sharon et des marionnettes, des faux-jetons et des faux-culs.
Reviens parmi nous, Choukri !»
Driss Chraïbi, le 25 novembre2003.
(Lettre copiée par Yann Venner à Trébeurden, en Bretagne)
Remerciements à l’auteur
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