‘‘Les Arabes et la shoah’’ : Du nouvel antisémitisme, comme justificatif à l’islamophobie et au génocide palestinien 

Ce livre écrit en 2008 mais qui demeure d’actualité soulevait déjà la question de la représentation mentale mutuelle des Arabes et des Israéliens à travers leurs écrits et leurs discours dans le conflit qui les oppose depuis le début de l’émigration juive en Palestine sous mandat anglais. (Illustration : Haj Amine El-Husseini fournit un bon prétexte pour diaboliser les Arabes et les musulmans).

Par Dr Mounir Hanablia *

Du côté sioniste, si on veut être plus précis, il se base essentiellement sur les écrits de Meir Litvak, Esther Webman, Yehushafat Markabi, Tom Segev et naturellement l’incontournable Bernard Lewis qui ont soumis les journalistes, les écrivains, et les hommes politiques arabes à une critique véritablement inquisitoriale impliquant les intentions au-delà des mots.

La différence dans la méthodologie est édifiante: les sionistes ont mobilisé des chercheurs à plein temps, souvent universitaires, militaires, ou les deux, aussi bien en Israël qu’aux Etats-Unis, qui se sont consacrés à ce sujet, alors que dans le camp arabe, mis à part les Palestiniens qui avaient créé un remarquable centre d’études et de recherches au Liban que les militaires israéliens en 1982 lors de l’invasion de ce pays ne s’étaient pas fait faute de démanteler en en emportant les archives, ou bien certains auteurs comme Mohammed Hassanein Heykal que les évènements ont placés aux premières loges, les commentaires sur les Israéliens avaient été le plus souvent sporadiques dans la presse, les livres, ou les discours politiques, généralement en réaction à des événements survenus au Moyen-Orient.

Les cibles des inquisiteurs sionistes

D’emblée le titre choisi par l’auteur pose, ainsi que l’avait fait remarquer le député israélo-palestinien Azmi Beshara, un problème en ce sens qu’il établit un lien virtuel entre une tragédie qui s’est déroulée sur le sol européen avec des peuples qui ne le sont pas et qui n’y ont joué aucun rôle. L’un des intérêts en est de passer en revue les différents courants de pensée politique prédominants dans le monde arabe depuis la Nahdha afin d’en révéler le caractère pluriel. Néanmoins il disculpe le libéralisme occidentalisant et le marxisme de tout antisémitisme, ce qui est paradoxal puisque autant l’Angleterre qui est la patrie du libéralisme que l’Union soviétique celle du marxisme, ont joué tous deux un rôle capital dans la création de l’Etat d’Israël.

Cependant, il faut bien admettre ainsi que le fait l’auteur que les grands partis politiques de masse tels le grand parti égyptien Wafd de Mustapha Nahas qui avait collaboré avec les Anglais alors que Rommel s’apprêtait à envahir le pays, ou bien le Parti communiste irakien qui comprenait un grand nombre de juifs locaux parmi ses militants et ses cadres et qui appelait à la solidarité de classe avec les travailleurs israéliens, n’étaient en rien antisémites et n’ont jamais appelé à la destruction de l’Etat sioniste.

Cependant, les inquisiteurs sionistes ont soulevé le cas des mouvances nationalistes fascisantes, en général des petits partis peu représentatifs tels Masr El-Fatat, le Parti national social syrien, les partis Kataeb libanais, Baath, ou bien Foutoua irakiens, et de la collaboration qu’ils auraient eue avec les Nazis ce qui est manifestement faux; l’adoption d’uniformes parfois noirs, l’organisation de défilés, et la création de clubs culturels ou sportifs pour encadrer la jeunesse n’ont jamais constitué que des preuves de l’admiration vouée à la discipline des partis fascisants d’Europe et à leur culte de leurs patries, une admiration dont le Libanais Pierre Gemayel, participant aux jeux de Berlin en 1936, ne s’était pas caché.

Certes des écrits de Sataa El-Houssari sur une race arabe pervertie par les Turcs ou les Berbères, ou Michel Aflak en faveur de la patrie «arabe», ou bien d’Antoun Saadé sur une race syrienne, ont pu prêter à équivoque, mais ils ont souvent été tempérés par des correctifs sur le terme arabe visant tous ceux qui s’opposaient à «la nation» les armes à la main ce qui limitait l’exclusive à l’entreprise sioniste, face à laquelle un dirigeant comme Aflak n’hésitait pas à marquer son admiration pour l’énergie avec laquelle un peuple opprimé et menacé de disparition s’était mobilisé pour réaliser ses objectifs nationaux. Néanmoins, cette admiration portait-elle aussi sur le caractère confessionnel de l’État juif au bénéfice exclusif d’une minorité, dont Michel Aflak, Sataa El-Houssari, ou Pierre Gemayel, eux-mêmes issus de minorités, auraient été tentés de s’inspirer?

L’évolution ultérieure de la Syrie, du Liban, de l’Irak, prouve l’importance de la question. Il reste le célèbre épisode du pogrome dit Farhoud des 1er et 2 juin 1941 à Bagdad, suite au coup d’Etat pro-allemand de Rachid Ali Al-Gaylani, qui s’était accompagné d’attaques tout à fait inattendues contre les juifs irakiens qui n’avaient jamais jusque-là souffert de faits semblables, étant les plus intégrés dans la culture arabe au Moyen-Orient; il avait fait environ 130 morts, et  fourni de l’eau au moulin de la propagande sioniste sur la responsabilité de la Foutoua à cet événement totalement inattendu. Les raisons en sont demeurées mystérieuses, mais la répression par les autorités contre les émeutiers, en général des pilleurs venus des quartiers misérables, avait été sévère, faisant plusieurs centaines de morts. Quant au coup d’Etat évoqué, ce sont les anglais qui l’avaient provoqué en attaquant délibérément les soldats irakiens sans aucune raison.

La diabolisation des Arabes et des musulmans

Ainsi pour la narration sioniste, les minorités du monde arabe, à travers leurs principaux dirigeants historiques et partis politiques, s’étaient révélées pronazies et même antisémites, une accusation selon eux d’autant plus justifiée que l’introduction de l’ouvrage polémique, ‘‘Les Protocoles des sages de Sion’’ en langue arabe avait été le fait d’un prêtre chrétien libanais. Or aucun parti politique arabe parmi ceux cités n’avait bénéficié de l’aide nazie malgré l’admiration affichée de l’Allemagne hitlérienne.

Il reste évidemment le cas des Arabes Palestiniens, manifestement à part puisque ce sont eux qui ont souffert le plus de la colonisation et qui ont toujours fait la confusion, tout à fait naturelle dans le contexte, entre juifs et sionistes. Néanmoins, le parti qu’ils ont créé, nommé Istiqlal, a toujours donné la priorité au combat contre les Anglais, malgré les propos parfois outranciers de l’un de ses principaux chefs, Akram Zayter, contre les juifs, non suivis d’effets. Et il est même arrivé lors de la visite de la commission britannique Peel en 1937 chargée de trouver une solution au conflit en Palestine et les manifestations qu’elle avait entraînés, que le service d’ordre arabe de l’Istiqlal, chargé de les encadrer, protège les biens et les vies des juifs. Cela, les propagandistes sionistes actuels oublient allègrement de le rapporter.

Il faut dire que le Haj Amine El-Husseini, le tristement célèbre mufti de Jérusalem, leur a fourni bien plus d’opportunités de diaboliser les Arabes, par son étroite collaboration avec le régime nazi. On continue de gloser aujourd’hui sur les regrets que lui aurait exprimés Himmler, ou que lui-même aurait exprimés, sur l’issue de la bataille de Poitiers en 732, qui aurait marqué le recul de la civilisation européenne pour plusieurs siècles. 

Il faut néanmoins préciser que les deux brigades de musulmans bosniaques placées sous ses ordres et combattant les Tchetniks serbes  avaient refusé de participer aux massacres contre les juifs, se voyant ainsi accorder une citation au Yad Vashem de Jérusalem en tant que justes parmi les nations.

Le mufti a-t-il participé à la Solution finale? Il s’en est toujours défendu, en prétextant comme raison à cette collaboration son souci de voir son pays libéré des colons juifs. C’était ignorer que les Nazis à la demande des sionistes en avaient expulsé un nombre important d’Europe vers la Palestine justement.

Néanmoins, lors du procès Eichmann en 1961, l’un des buts de Ben Gourion était précisément de mettre en accusation cette collaboration du mufti afin de s’opposer à l’argument des Arabes sur l’injustice de leur faire payer un crime que d’autres avaient commis; il ne semble pas y avoir réussi. Cependant, au grand dam du premier ministre israélien, ce procès avait révélé à l’opinion publique mondiale le nombre important d’anciens nazis siégeant dans le gouvernement ouest-allemand de Konrad Adenauer, qui avait accordé à Israël d’importants dommages de guerre.

Malgré cela le Haj Amine El-Husseini est toujours représenté par la propagande sioniste comme l’archétype du musulman que sa foi prédispose à collaborer avec les Nazis en approuvant la décision d’exclure les juifs d’Allemagne à l’instar du prophète Muhammad qui avait expulsé les juifs d’Arabie. Et il est vrai que l’envoyé du roi Ibn Séoud d’Arabie, Khaled El-Houd, en présence d’Hitler, avait tenu des propos semblables qui en fait ne reflétaient que les opinions des Wahhabites et qu’on retrouvait dans la littérature des Frères Musulmans, et de leurs précurseurs, Rachid Ridha et Chakib Arsalane, ce dernier ayant été accusé de collaborer avec Mussolini et les Italiens.

Est-ce à dire que l’ensemble de la mouvance islamiste, et même des musulmans, constituent ce que les sionistes ont commencé à appeler après le 11 septembre 2001, les Nouveaux Nazis?

Les Arabes payent la dette occidentale envers les juifs   

En tous cas le génocide perpétré actuellement à Gaza par l’armée israélienne contre la population palestinienne avec le plein appui des gouvernements des Etats-Unis d’Amérique et d’Europe, en particulier d’Allemagne, au nom de la lutte contre le Hamas, se base sur une propagande semblable répétée depuis des années, celle de la responsabilité directe des Arabes et des musulmans et leur approbation de la Shoah comme conséquence de leur foi religieuse. C’est oublier un peu vite le refuge accordé en terre d’Islam aux juifs fuyant les persécutions chrétiennes au XVe siècle ainsi que la coexistence des deux peuples en Andalousie. Mais cette accusation vaut aux immigrés issus des pays musulmans l’hostilité des Européens d’une manière générale, et des partis populistes et xénophobes en particulier. 

A cet effet il faut noter le rôle particulièrement néfaste du gouvernement de l’Allemagne fédérale, dans l’aide apportée à l’agression israélienne, militaire, financière, mais aussi politique, interdisant à sa population les manifestations pro-palestiniennes et retirant toute subvention aux milieux artistiques critiquant la guerre à Gaza et protestant contre le massacre de sa population civile.

Ainsi l’Allemagne prétend payer sa dette contractée auprès des familles des juifs massacrés pendant la seconde guerre mondiale par sa participation à un nouveau génocide contre le peuple palestinien. Pourtant, si la justice avait prévalu, c’est bien dans ce pays que les juifs victimes de la barbarie nazie auraient logiquement dû être réinstallés, ainsi que Ibn Séoud l’avait si bien exprimé au président Roosevelt lors de leur entretien sur le Quincey en 1943.

Force est de constater que la collaboration entre Arabes et Nazis est demeurée marginale quoiqu’en disent les sionistes par rapport à ce qui s’est passé en Europe; il ne suffit pas pour le prouver de se prévaloir d’un ou deux discours de Nasser évoquant un passage des ‘‘Protocoles des Sages de Sion’’ dans le feu du conflit militaire qui l’opposa aux Israéliens.

Il n’y eut jamais de camps d’extermination dans les territoires arabes, et au Maghreb sous les lois de Vichy beaucoup de juifs furent cachés et aidés par leurs compatriotes arabes, ces mêmes lois auxquelles le Roi du Maroc Mohammed V refusa de s’associer et de collaborer. Il ne faut pas oublier que de 1942 à 1944, 250 000 soldats maghrébins avaient combattu dans les rangs de la France Libre, en particulier à Cassino (le marocain Mohammed Oufkir y avait été l’aide de camp du général Leclerc) et avaient participé à la libération de la France et à la victoire finale contre les Nazis, sans compter les 2 millions de musulmans indiens ayant fait la guerre contre les Nazis et les Japonais dans l’armée britannique.

La narration sioniste fait office de mémoire

Pourtant, aujourd’hui en Europe et en Amérique, tout cela est occulté, c’est la narration  sioniste qui fait office de mémoire, celle faisant du mufti Haj Amine El-Husseini, le collaborateur des Nazis, et de Oussama Ben Laden, celui des services secrets saoudien et américain, les figures représentatives de tous les musulmans.

Quant au Hamas, un mouvement issu des Frères musulmans, destiné à l’origine par Israël à affaiblir et diviser le mouvement national palestinien, il est vrai que sa charte n’a pas été exempte d’erreurs grossières en rapport avec son idéologie wahhabite qui fournissent aujourd’hui à l’Etat sioniste, par le nettoyage ethnique et le soutien militaire et politique apporté par les Américains et les Européens, un prétexte pour réaliser son rêve, une nation exclusivement juive débarrassée de toute présence arabe.

Pour conclure, l’objectif de ce livre écrit après la guerre israélienne contre Gaza justement en 2008 était de réunir Arabes et Israéliens autour d’un certain consensus historique sans lequel aucune paix ne serait possible en disculpant les Arabes des accusations les plus graves portées contre eux tout en leur demandant de reconnaître la souffrance occasionnée aux juifs par la Shoah.

Cependant, avec les évènements ultérieurs, il a acquis une dimension prémonitoire. En effet, depuis lors, le discours sioniste (orientaliste) coopté par les Américains et les Européens visant à bouleverser la réalité géopolitique au bénéfice d’Israël (nouveau Moyen-Orient) s’est encore plus radicalisé puisque les Arabes (et les musulmans) n’y ont plus été perçus que comme des envahisseurs qu’il convient d’éradiquer au profit de nouvelles entités politiques supposées rétablir celles d’anciens peuples subjugués. Cette vision a évidemment apporté la guerre en Syrie, en Irak, en Libye, au Soudan, au Yémen, en Ethiopie, et menace d’en déclencher une nouvelle au Sahara marocain.

Fait sans précédent avec le massacre actuel perpétré à Gaza contre le peuple palestinien et la perpétuation de la colonisation des territoires palestiniens, le conflit israélo-arabe s’est projeté jusqu’au détroit de Bab El-Mandeb et la navigation vers l’extrême orient est de nouveau désormais obligée d’emprunter la route du Cap.

Aujourd’hui, pour les peuples arabes de l’arc de crise s’étendant de l’océan au golfe, la paix est précaire et la démocratie ne fait plus recette; le Hezbollah et les Houthis (soutenus par l’Iran) représentent désormais l’espoir de voir un jour leurs pays libérés de l’emprise américano-sioniste.

Médecin de libre pratique.   

‘‘Les Arabes et la Shoah. La guerre israélo-arabe des récits’’, essai de Gilbert Achkar, éd. Sindbad, Paris, 2009, 528 pages.

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