Plus que l’antisémitisme et l’islamophobie, il semblerait que se profile en France sans faire de bruit un conflit d’une toute autre nature. Qui pourrait presque faire oublier le duel israélo-palestinien, pourtant entré étonnamment dans les argumentaires électoraux. Cette nouvelle problématique naissante est intimement liée à l’Algérie et à son clivage régionaliste arabophones/kabylophones.
Jean-Guillaume Lozato *
«Toute la Gaule est divisée en trois parties». Jules César, in «De Bello Gallico». Cette description héritée de la conquête romaine s’appliquerait-elle encore aujourd’hui? Bien entendu que non, tant elle est anachronique au niveau de l’aménagement du territoire. Cette division cartographique est encore le compte-rendu logique pour certains pays comme l’Italie ou le Maroc, les Etats-Unis, avec un nord, un centre, et un sud du pays. Un concentré similaire d’idéologie géométrique peut revêtir une formulation nord/sud comme au Portugal ou en Albanie, ou encore une variante est/ouest comme on peut le constater en Tunisie.
Le concept d’éclatement en trois parties peut ensuite conduire à l’observation d’une situation d’écartèlement tant régional que politico-institutionnel à l’image de ce qui se passe en Libye. Ce qui n’est pas fait pour rassurer les esprits lorsqu’on considère le chaos qui règne dans l’ex-domaine privilégié de Kadhafi.
En France, cette fracture n’est pas territoriale exclusivement, étant donné la centralisation jacobine qui l’a marquée. Elle est beaucoup plus sociale et politique. Et psychologique. Dans une nation qui a été touchée de plus en plus fréquemment par les actes de terrorisme. Comme cela avait été le cas dans l’Algérie de 1991 marquée par des élections législatives mettant en prise un parti jugé extrémiste (FIS) à un bloc de gauche (FLN) vu comme peu démocratique par bien des observateurs.
Un échafaudage en guise d’assemblée
Au jeu de course-poursuite entre Rassemblement national (RN) et Nouveau front populaire (NFP) s’est substitué une partie de cache-cache avec la majorité présidentielle. Qui a laissé la place à une épreuve de poker menteur. C’est le portrait que l’on peut brosser de l’appareil gouvernemental en France. Une situation causée par l’instabilité économique et des chiffres en hausse pour ce qui a trait à la délinquance et au terrorisme.
Le pays de Descartes est en train de défier la logique. Les one man shows des politiciens de toutes les tendances y sont pour quelque chose. Avec pour interprètes principaux Jordan Bardella et Jean-Luc Mélenchon. Il en ressort un bricolage national à l’échafaudage branlant, aux éléments interchangeables tellement en transparaît le provisoire. Au point que le parti Les Républicains (LR), pourtant devenu très minoritaire, a vu se tourner vers lui plus d’électeurs que prévu, un peu comme les ménages en temps de crise se tournant vers les valeurs refuges comme l’or.
L’autre conséquence est la consolidation tacticienne du parti du président Macron. Les promesses des uns et des autres ont déçu et ça déconcerte aussi bien les citoyens que les observateurs nationaux ou étrangers. Quand on sait que le vote enseignant traditionnellement si ancré à gauche, particulièrement dans les premier et second degrés, on est étonnés de découvrir que le fait de voter jadis si corporatiste obéit désormais à des urgences protestataires. Le RN aurait attiré un enseignant sur cinq d’après certaines estimations consacrées aux élections européennes et législatives. Ensuite, l’éloignement des préoccupations citadines et paysannes a conduit à une nouvelle variable, lancée suite aux déceptions liées à la politique agricole du système Schengen, c’est-à-dire à l’émancipation du vote rural et de sa déclinaison périurbaine.
Devant ces causes et ces conséquences, vient le moyen, matérialisé par la recherche du vote confidentiel. A ce jeu, le RN et le NFP par l’intermédiaire de La France Insoumise (LFI) sont des experts. Les premiers nommés recherchent l’aspect conflictuel du scrutin. Tandis que les seconds déplacent le curseur sur le plan confessionnel. Contradiction surprenante quand on sait que l’extrême gauche, sous l’influence soviétisante, a toujours proscrit l’affiliation religieuse allant certaines fois jusqu’à verser dans l’anticléricalisme primaire.
Le vote identitaire en vogue
Le vote est devenu la tribune des doléances avant l’expression de la cohésion nationale ou bien le miroir de convictions profondes. Le pari que Jean-Luc Mélenchon a osé à partir de l’électorat musulman, ou arabo-musulman, selon les convenances, correspond à un jeu périlleux. Cet opportunisme électoraliste a eu pour effet l’instrumentalisation – donc un manquement éthique – d’une catégorie de votants souvent mal informés et pas forcément organisés comme l’est par exemple le vote turco-musulman en Allemagne. A tel point que l’on assiste à une sorte de braderie entre les diverses boutiques politiciennes. Chacune met en avant son alibi issu de la diversité. Pour LR, il s’agit de l’essayiste Naïma M’faddel, et fut un temps Rachida Dati. Même le RN a succombé à cette mode de l’essayiste maghrébine en employant Malika Sorrel. Quant à la liste commune de l’alliance LR/RN en Isère, elle a suivi cette démarche en envoyant sur le front Hanane Mansouri, qui a fini par être élue députée dans la huitième circonscription du département. Pour ce qui est de la grande aile gauche française, Najat Vallaud Belkacem, Sabrina Agresti-Roubache et Rima Hassan ont été hautement médiatisées. Sonia Krimi et Mounir Mahjoubi, eux, sont affiliés à la vague macroniste (LREM puis Renaissance).
Lorsque l’on observe très attentivement cette typologie, nous nous retrouvons confrontés à un organigramme composé quasi exclusivement de femmes, avec une prédominance de l’origine algérienne. Le vote identitaire s’apparente alors à une réalité volatile. Mahjoubi, auteur d’un coming out, n’est pas forcément apprécié des jeunes de banlieue ni par les Musulmans conservateurs. Hassan, d’origine palestinienne, commence à apparaître comme excessive entre le port ostentatoire de son keffieh et ses propos discriminants sur Twitter. M’faddel ? Sorrel ? Trop intellectuelles. Le sociologue Azouz Beggag, étant le seul à agir en électron libre, passé des socialistes aux républicains avec une halte au Modem.
Le vote identitaire maghrébin est donc difficilement quantifiable, quelquefois dans ses orientations mais encore plus souvent dans sa représentativité.
Le problème du vote identitaire en France, c’est qu’il mêle nationalité et origine, culture et religion alors que la laïcité est imprimée dans l’ADN bleu-blanc-rouge. Alors, l’antisémitisme confirmé par le viol d’une malheureuse fille de douze ans à Courbevoie ces dernières semaines est-il le seul fléau à combattre? Pas sûr, au vu des inimitiés se créant au sein de la communauté franco-française et de son homologue arabo-berbère de France.
Depuis l’assassinat de Samuel Paty jusqu’aux menaces suivies d’un «sale chrétien» d’une petite fille de onze ans à l’encontre d’un de ses camarades de classe dans le sud de la France.
Ce passage du champ lexical racial au sujet religieux peut tout aussi bien se produire sous la forme de la déclaration hasardeuse de l’influenceuse française d’origine marocaine Poupette Kenza («Je ne travaille pas avec les Juifs»),qu’à travers des combats intra-nationaux comme c’est le cas chez les Français d’origine algérienne ou immigrés algériens travaillant ici et là sur Paris, Lille, Lyon, Marseille, Nice ou Strasbourg, pouvant reprocher à tel ou tel sous-groupe régional de ne pas être assez croyant, de s’intégrer par des moyens biaisés ou de manquer de solidarité nationale. Une fluctuation à l’image de changements dans le profil général maghrébin depuis une dizaine d’années. Parmi ses membres, ceux de ‘‘La beurgeoisie d’origine algérienne’’, néologisme titre du livre de Rabah Aït Hamadouche, auteur kabyle.
Le spectre de l’Algérie
L’Algérie, c’est le sujet qui fâche par excellence en France. «Nous sommes réputés caractériels», assume mi-dépité mi-fataliste Khaled K., employé dans un service de comptabilité. «Voilà. En plus vous ne parlez que de votre fierté et à cause de certains d’entre vous des Français vous vomissent et finissent petit à petit par vomir les autres Maghrébins aussi», lui répond Omar, ingénieur d’origine marocaine travaillant de le domaine des assurances. Les deux hommes sont amis, échangent calmement mais reconnaissent que ce sujet a la faculté de devenir houleux très rapidement avec d’autres interlocuteurs.
«L’Algérie, mes beaux-parents n’en parlent jamais. Pas parce qu’ils ont oublié. Juste parce qu’ils ne veulent pas en parler. Et ma femme déteste tout ce qui de près ou de loin a trait au Maghreb», dit Patrick, universitaire dont l’épouse est fille de rapatriés.
«L’Algérie et la France? Oh là là ! Il faut se décider à tourner enfin la page d’un conflit ancien. Mais en trouvant de quelle façon le faire», prône Nadia Belaâla, native de l’est algérien, architecte de formation qui persiste à résider sur Montreuil en dépit de son statut élevé, ceci afin de mieux être en accord avec ses engagements politiques conjuguant sensibilité de gauche et écologique. La dynamique quinquagénaire au sourire éternellement présent contraste avec les communistes de salon et autres démagogues opportunistes qui ont fait de la relation tumultueuse avec l’Algérie un fond de commerce basé sur un arrivisme révoltant.
Alors, l’ancienne colonie est-elle un cadeau empoisonné ? On peut relier cette relation à une page d’histoire comme étant l’erreur fatale de la France. Un dossier sur lequel seul le Général Charles de Gaulle a été capable de se montrer clair, sévère mais juste au final. Une malédiction bilatérale est mise à l’épreuve du temps, prolongée par des rendez-vous manqués et l’apparition de figures publiques françaises liées à l’Algérie: Eric Zemmour, juif algérien à l’implantation familiale dans l’Oranie; Jordan Bardella aux origines essentiellement italiennes avec un soupçon d’Algérie de l’est; Gérald Darmanin, aux origines françaises, maltaises et de la partie orientale de l’Algérie. Le dénominateur algérien commun se voit accentué par la notion de berbérité. Si Zemmour est un patronyme étymologiquement berbère bien qu’ancré plus à l’ouest du territoire, les racines des deux autres politiciens cités renvoient à la Kabylie. Le souvenir de ce pays du Maghreb n’est donc plus réactivé uniquement par la présence du nom de famille Le Pen rappelant les épisodes de la décolonisation.
La situation communautaire en France
Plus que l’antisémitisme et l’islamophobie, il semblerait que se profile sans faire de bruit un conflit d’une toute autre nature. Qui pourrait presque faire oublier le duel israélo-palestinien, pourtant entré étonnamment dans les argumentaires électoraux depuis la liste Euro-Palestine soutenue activement par Dieudonné aux Européennes de l’année 2003. Cette nouvelle problématique naissante est intimement liée à l’Algérie et à son clivage régionaliste arabophones/kabylophones.
Les Berbères des wilayas de Tizi-Ouzou, Béjaïa ou Jijel sont historiquement très liés à la nation algérienne : insurrection dirigée par le clan des Mokrani en 1871, l’organisation du congrès de la Soummam… La reconnaissance officielle ne s’est jamais manifestée comme les Kabyles, simples citoyens ou combattants, l’auraient souhaité.
Cette lutte ethnolinguistique s’est déplacée du pays d’origine vers la république française à la plus grande liberté d’expression. «Je suis de la race des guerriers», avait proclamé feu le chanteur Matoub Lounes, porte-parole des revendications séparatistes kabyles. Cette rhétorique traduit l’agressivité qui anime les affrontements politico-administratifs autour de la question dans le pays dirigé par le président Abdelmadjid Tebboune.
Dans la communauté maghrébine installée en France, les Kabyles ont la réputation d’être «mieux placés», «plus favorisés» selon les autres Africains du Nord, selon l’aveu de certains membres de l’ethnie en question. Réputés pour être des croyants moins observants, plus rarement athées et comptant de plus en plus de convertis au christianisme, ce peuple de l’est algérien se compose majoritairement de montagnards, ce qui a facilité leur intégration. Tout comme les Portugais du Tras-O-Montes assimilés plus rapidement que les Espagnols et Italiens, dans une France conditionnée par un subconscient emprunt de ruralité. Liée à la paysannerie jusqu’à la délimitation actuelle des espaces urbains périphériques, héritée du Moyen-Âge. Y compris dans un endroit tourné vers l’Océan comme le grand ouest allant de la Normandie à la Vendée, avec l’existence d’une marque de beurre appelée Paysan breton. Alors que le maçon italien, l’artisan marocain, l’ouvrier espagnol, le pêcheur de thon tunisien ou le chamelier du Sahara ont mis plus de temps à se faire accepter. Ambivalence = ambiguïté?
Farid, interrogé dans ‘‘Le Syndrome du nord magnétique’’, constate de la façon suivante à propos de sa communauté les Kabyles : «En fait, on peut être surprenant en bien comme en mal. Des fois on est super, des fois on est des cons. Nous sommes les Algériens les plus difficiles à définir, y compris par nous-mêmes».
Tout compte fait, le Kabyle affiche une réussite qui insupporte ses compatriotes des autres régions. La promotion – ou au moins l’acceptation – sociale dans le pays d’accueil peut servir comme desservir.
Rappelons-nous des commerçants coréens si bien intégrés à la vie américaine et victimes des émeutiers lors des événements de 1992 à Los Angeles, leur capacité à bien gagner leur vie ayant été perçue comme une insolence par les Latinos et les Noirs.
Des spécialistes craignaient ou prévoyaient une balkanisation ou libanisation de la société française. Une algérisation des esprits est en marche à travers une sorte de jumelage fortuit, théorique et non officiel. En transposant le schéma de la dualité française entre espaces urbains et zones rurales sur une fracture entre gens d’origine algérienne appartenant ou non à l’ethnie kabyle.
«Je suis un Kabyle pas débile». Cette boutade signée d’un retraité habitant en Région Parisienne n’est pas anodine. Elle traduit une volonté d’éclaircissement envers l’Algérie comme la France. Elle renvoie comme un écho à une publication récente de son compatriote berbérophone l’humoriste Fellag, visible sur Facebook et relayée par le site «Les Kabyles à Paris». Texte autobiographique où le natif d’Azeffoune raconte comment lors de son arrivée enfant à Alger, il a été confronté aux moqueries anti-Kabylie.
L’Algérie et la France, si on dépasse la vision colonialiste et la posture anti-colonialiste, se sont appris des choses mutuellement. Du «butin de guerre» décrit par l’écrivain Kateb Yacine à propos de l’acquisition de la langue française jusqu’à la découverte du Raï, les deux contrées auraient les moyens de construire des ponts au lieu d’éternelles passerelles préfabriquées. Malheureusement, transformer la rente mémorielle non pas en trésor de guerre mais en patrimoine humaniste et culturel ne paraît pas encore à l’ordre du jour. Or, les Algériens représentent la première communauté étrangère installée en France, ce qui estompe le rôle tenu par les autres Nord-africains. Ce qui accentue une visibilité, jusque dans les détails. Comme la particularité d’avoir voté massivement pour le courant mélenchoniste. Comme le particularisme de la division entre Algériens de groupes sémitiques et Algériens de groupes hamitiques. Si les prochaines années ou prochains mois ne voient pas se circonscrire ces tensions régionalistes grandissantes, alors le sursaut conflictuel changera de registre pour arriver à celui de la pratique religieuse entre les deux composantes algériennes établies sur le sol français.
Pour le moment, former un gouvernement sera la priorité d’Emmanuel Macron. Avec quel premier ministre? Nommerait-il François Hollande? Son prédécesseur à la plus haute fonction de l’État est-il revenu sur le devant de la scène par hasard ou bien selon un pacte secret liant les deux hommes? Avec quelles perspectives pour la frange communautariste de l’électorat sur son aile algéro-maghrébine?
Il semble loin le temps où le chanteur kabyle Farid Gaya interprétait son refrain «Cette chanson est pour toi, mais toi tu ne savais pas. Mais ça ne fait rien, nous sommes tous des Algériens». Un couplet rédigé en langue française…
* Universitaire.