Dans les multiples guerres d’agression israéliennes contre le Liban, qui avaient débuté en 1978 avec l’incursion jusqu’au fleuve Litani suivie par l’établissement d’une zone dite de sécurité en territoire libanais le long de la frontière, la guerre de 1982 constitue l’exemple le plus achevé des opérations militaires menées par Israël contre son voisin du nord. (Illustration : massacre de Sabra et Chatila).
Dr Mounir Hanablia *
Cet ouvrage écrit par deux journalistes israéliens reconnus représente essentiellement la version communément admise, pour ne pas dire officielle, dans leur pays, reflétant une conscience commune, celle du caractère précaire de sa situation géostratégique, et véhicule par voie de conséquence des points de vue qui, lorsqu’ils ne sont pas partisans, demeurent contestables. Ils n’en sont pas moins intéressants parce qu’ils constituent des jalons pour la compréhension du cours d’événements ultérieurs et l’anticipation de leurs résultats.
En pleine guerre civile libanaise, à laquelle participaient les Palestiniens de l’OLP et leurs alliés libanais contre les milices maronites soutenues par l’armée syrienne venue les assister, les Israéliens avaient planifié d’expulser du Liban l’organisation palestinienne qui les empêchait d’établir l’autonomie administrative en Cisjordanie occupée prévue par les accords de Camp David et propice à leur politique de colonisation de ce territoire.
Une année auparavant; en 1981, l’OLP avait répliqué à des provocations israéliennes par le bombardement des colonies israéliennes de Galilée. L’affrontement avait duré deux semaines et s’était conclu par un cessez le feu parrainé comme toujours par les Américains.
Il était clair que les israéliens n’en resteraient pas là d’autant que durant le même laps de temps ils avaient officiellement annexé le Golan syrien, bombardé le réacteur nucléaire Irakien Osirak, et attaqué et abattu des hélicoptères syriens à Zahla dans la Bekaa à l’appel des Phalangistes chrétiens qui voulaient construire une route menant à la montagne libanaise, et contournant les positions de l’armée syrienne sur la route Beyrouth Damas, éventualité qui aurait remis en question le contrôle syrien de cette voie vitale. Cela avait entraîné une escalade militaire avec notamment la préparation de sites de batteries de missiles sol air soviétiques SAM dont le déploiement aurait menacé la liberté d’action de l’aviation israélienne dans la région.
Première invasion israélienne du Liban
Le prétexte à l’attaque israélienne de 1982 projetée depuis plusieurs mois et dont l’arrivée d’Ariel Sharon au ministère de la Défense avait renforcé l’éventualité, avait été l’attentat à Londres contre l’ambassadeur israélien Argov par le groupe Abou Nidal, ennemi de Yasser Arafat.
Israël ripostait alors immédiatement par le bombardement massif des installations du Fath au centre de Beyrouth, et après les inévitables représailles palestinienne par des tirs de Katioucha sur les colonies israéliennes de Galilée, l’armée israélienne déclenchait l’opération dite «Paix en Galilée» et envahissait le Liban sur trois axes, le long de la route côtière jusqu’à l’entrée sud de Beyrouth, puis à travers la montagne à partir de Damour, enfin à travers la plaine de la Bekaa occupée par l’armée syrienne qui protégeait la route vitale Beyrouth-Damas.
Les péripéties de cette invasion importent peu. Les envahisseurs ont traversé plusieurs rivières propices à la constitution de lignes de défense efficaces, sans coup férir. Les combattants palestiniens n’ont jamais pris la peine de miner les routes menant aux ponts, et ils s’abstinrent de les dynamiter. Face à des ennemis supérieurement armés et organisés, ils combattirent de l’aveu de ces derniers vaillamment, en particulier dans le château de Beaufort, et les camps palestiniens près de Saïda où les combats durèrent une dizaine de jours, au prix de la destruction de la plus grande partie des habitations et la fuite des civils, mais ils furent trahis, c’est bien le cas de le dire, par un commandement défectueux, qui parfois prit la fuite.
Yasser Arafat trouva le moyen d’être en Arabie Saoudite lors du déclenchement des hostilités, suite à sa mauvaise lecture, habituelle, des événements, l’armée israélienne étant depuis plusieurs semaines massée sur la frontière. L’armée syrienne présente dans la vallée de la Bekaa s’abstint de les secourir. Cependant elle parvint grâce à sa détermination et sa ténacité à stopper les envahisseurs à Sultan Yacoub, à Zhalta, et dans la montagne près de Alia, malgré la supériorité aérienne des assaillants renforcée par la destruction des batteries antiaériennes SAM, en leur infligeant de lourdes pertes et en leur interdisant le contrôle de la route vers Damas.
Départ des combattants palestiniens vers la Tunisie
En fin de compte, la jonction entre l’armée israélienne et les milices phalangistes dirigées par Bechir Gemayel s’effectua cinq jours environ après le début de l’invasion, et Beyrouth-Ouest, fief de l’OLP et des milices libanaises alliées, fut encerclée. Il fallut près de deux mois aux dirigeants sionistes pour obtenir avec l’aide des Américains et par des bombardements massifs faisant des milliers de victimes civiles, qualifiés de «pression militaire», le départ des combattants sous les ordres de Yasser Arafat vers la Tunisie (sur intercession selon les auteurs de Wassila Bourguiba), le Yémen, le Soudan, la Syrie, avec la collaboration des forces multinationales.
Il s’ensuivit l’élection à l’ombre des chars israéliens de Bechir Gemayel à la présidence libanaise, puis son assassinat, probablement commandité par Damas (avec l’assentiment de Tel Aviv?), l’entrée dans Beyroth-Ouest et le «nettoyage» du camp de Sabra et Chatila perpétré par les Phalangistes sous le regard impassible de l’armée israélienne venant marquer l’apothéose homicide et le début du reflux qui d’une étape à une autre et durant dix huit années la conduira hors du Liban.
Dans la recherche des responsabilités dans cette tragédie, le cheminement dans le temps à contre sens peut paraître opportun. Les massacres de Sabra et Chatila n’ont pas été des accidents isolés mais dans la droite ligne des horreurs dont les camps palestiniens, en particulier ceux d’Errachidia à Tyr et Ain El-Helwa près de Saïda ont été les lieux durant l’invasion. Il ne s’agissait pas des aléas de la guerre mais de la politique coloniale d’une armée d’occupation qui en l’occurrence avait toutes les raisons du monde d’impliquer ses auxiliaires (les Phalangistes) dans l’élimination de ses ennemis (les Palestiniens), afin de se venger des uns et des autres, parce que le moment était opportun.
Béchir Gemayel s’était dérobé, au moment suprême, celui de l’accession à la présidence, à ses promesses et à ses obligations, celles d’établir des relations diplomatiques avec ses parrains, ceux qui l’avaient intronisé, le gouvernement et les militaires israéliens, et Bégin lui avait passé un savon mémorable dont il était sorti, de son propre aveu, humilié. Mais Béchir ne voulait pas être un nouveau Sadate, isolé du monde arabe, même si au final, les deux présidents furent assassinés. C’est peut être le sort de l’Egyptien qui dissuada le Libanais de marcher sur ses traces.
Le Mossad et les services de renseignements militaires israéliens qui quelques années auparavant avaient cueilli au lit des responsables palestiniens en les assassinant chez eux à Beyrouth, prétendirent ne pas avoir su que le siège du parti des Phalanges à Achrafieh, Beyrouth, où l’attentat fatal eut lieu, se situait sous le domicile de la sœur d’un militant du Parti national social syrien. Les auteurs du livre n’en ont pas mesuré toutes les implications et situèrent l’événement dans l’aventurisme dont Sharon le ministre de la Défense fit preuve en envoyant l’armée affronter les Syriens puis entrer à Beyrouth sans l’assentiment du cabinet ministériel, alors que le but défini était au départ le refoulement des fédayins palestiniens au-delà de la limite des 40 kilomètres sécurisant les colonies du Nord d’Israël en les mettant hors de portée des Katioucha.
De Sabra et Chatila à Hammam Chatt
Ce supposé aventurisme de Sharon prenant les décisions sans référer à quiconque, rendu plausible par son caractère autoritaire et ombrageux, fut la version retenue par le rapport de la commission d’enquête présidée par le juge Kahane, qui impliqua également le chef d’état-major Eytan dans le massacre de Sabra et Chatila, et qui fut donc reprise par les auteurs du livre qui ne voulaient pas aller à l’encontre du «politiquement correct».
Sharon fut donc le bouc émissaire dont le sacrifice était supposé calmer l’opinion publique internationale, et le gouvernement américain qui avait donné des garanties de sécurité pour les familles des combattants palestiniens demeurées au Liban, et dont la crédibilité des promesses avait été sérieusement ternie par la tuerie dans les camps.
On comprendra la vivacité de la réaction du président Bourguiba quelques années plus tard après le bombardement de Hammam Chatt, par le non-respect par les Américains de leurs promesses concernant l’accueil des combattants de l’OLP relativement aux garanties de sécurité de la Tunisie.
Quant aux colons excités des territoires occupés, l’éviction du ministre de la Défense n’était pas pour leur déplaire, pour des raisons évidentes que nous retrouverons plus loin. En réalité, le gouvernement israélien dans son ensemble, et pas seulement Sharon, pensait probablement qu’après les massacres de la guerre civile libanaise, de la Quarantina, Damour, Tel Zaatar, Bhamdoun, Ain El-Helwa et Rachidia, un de plus commis par l’une des factions en lutte passerait inaperçu. Il fut surpris par l’ampleur de la réaction de l’opinion internationale initiée par les médecins occidentaux qui travaillaient dans les camps en question et en furent pour une fois les témoins directs. C’est cela qui fit de Sabra et Chatila un massacre à part, dont les puissances occidentales prirent prétexte pour revenir à Beyrouth.
Il est vrai que Sharon, imbu de sa personnalité de héros de la guerre du Kippour d’octobre 1973, n’était pas enclin à s’entourer des garde-fous nécessaires face à des politiciens dont il estimait négligeables les connaissances militaires, et qui eux-mêmes l’admettaient. Si ses collègues n’ont rien fait pour l’arrêter, ce ne fut parce qu’ils s’opposaient aux objectifs de guerre qu’il avait lui même définis, sans que les Américains les eussent approuvés, et c’est ce qui en constituait en réalité le plus grand tort, il convient de le savoir, mais parce qu’ils se déchargeaient sur lui de leurs responsabilités, et qu’ils admettaient tacitement que les massacres des Palestiniens dans les camps ou ailleurs, ou bien celui des soldats syriens, et l’occupation des terres libanaises après la fuite forcée de leurs habitants, constituaient bien le seuil normal minimum de la conscience collective sioniste.
Cela met en lumière une autre caractéristique du fonctionnement du gouvernement sioniste: tributaire de l’aide américaine, il est tenu de solliciter l’accord de Washington dans ses choix politiques, en particulier lorsqu’il s’agit de guerre; d’autant qu’à l’époque, et malgré l’alignement total du secrétaire aux affaires étrangères Haig sur les positions sionistes qui lui vaudront d’être remplacé, le président Ronald Reagan, contrairement au président actuel Joe Biden, savait imposer ses volontés à ses arrogants alliés en n’hésitant pas à les menacer d’interrompre l’aide militaire et financière américaine, ou même de donner l’ordre aux troupes américaines de riposter par les armes à toute tentative d’empêcher l’évacuation par mer des combattants palestiniens.
Malgré cela, et dans les faits, c’est toujours le cabinet israélien qui a agi le plus souvent de la manière qui lui seyait au nom des impératifs de la guerre. Sharon avait justifié les bombardements criminels de Beyrouth, face aux Américains furieux qui avaient d’autres projets pour Yasser Arafat ainsi que le prouveraient les futurs accords d’Oslo, par la nécessité de sauvegarder la vie de ses soldats, et il avait pour éviter leurs critiques entrepris le grignotage méthodique du réduit palestinien de Beyrouth-Ouest, sans l’utilisation des armes lourdes, ou de l’aviation, et inévitablement il prêta le flanc aux protestations de ces mêmes soldats qui estimaient que l’armée ne faisait pas le nécessaire pour protéger leurs vies.
Sharon – Netanyahu : deux styles, une même culture
Cependant, ainsi que les auteurs le signalent, l’évacuation par la force des colons de Yamit, dans le Sinaï dans le cadre des accords de Camp David avec l’Egypte, lui valut l’inimitié de beaucoup de ses collègues, et nul n’ignore la force du lobby des colons dans ce pays. Plus tard lorsqu’il deviendra Premier ministre, il évacuera la bande de Gaza, dont il estimait l’occupation dangereuse pour la sécurité d’Israël.
Sharon était un sioniste fervent, nul ne peut le nier, pour qui le sang arabe n’avait aucune valeur et pouvait couler indéfiniment si cela assurait la sécurité des colons et l’expropriation des terres palestiniennes. Cependant il n’était pas tributaire du lobby des colons fanatiques, dont l’un des membres assassinera plus tard le Premier ministre Rabin. Et lorsque l’intérêt de l’État israélien l’exigeait, Sharon n’hésitait pas à s’opposer à leurs volontés, contrairement à Benjamin Netanyahu qui en demeure tributaire. C’est là toute la différence entre les deux hommes qui explique que le second ait pris à Gaza le contrepied de la politique du premier, ainsi que la durée sans précédent du conflit actuel.
Alors que l’offensive terrestre contre le Liban se prépare après des bombardements aériens massifs de Beyrouth, la comparaison entre les situations de 1982 et 2024, soit 42 ans après, s’impose. Ou plutôt se serait imposée si l’Histoire ne nous avait pas déjà dépassés lors de la rédaction de cet article puisque Hassan Nasrallah le leader du Hezbollah a été assassiné par une frappe aérienne israélienne ayant détruit simultanément six immeubles du Sud de Beyrouth grâce aux bombes américaines et enterré leurs habitants sous les décombres, au moment même où du haut de la tribune de l’Onu Netanyahu insultait les opposants à sa politique criminelle qu’il qualifiait d’agents stipendiés de l’Iran, et classait l’organisation internationale d’où il défiait le monde, dans le camp des forces de l’obscurité.
Quoi qu’il en soit, il faut rappeler que les milices du Hezbollah, alors appelées Jihad Islamique, sont apparues la première fois sur les marges de Beyrouth en 1982 lorsque, associées aux forces de la résistance libanaise (communistes) elles avaient stoppé l’avance israélienne à Khaldé, à l’entrée de la capitale. Le Hezbollah n’est donc que le produit de l’invasion israélienne et Netanyahu le sait plus que quiconque.
D’autre part, il semble bien qu’en dépit de tout et avec la mort du chef libanais, la menace d’une nouvelle invasion ne soit pas écartée, et que l’armée israélienne puisse tenter d’en tirer profit pour annexer une part conséquente du territoire, ainsi qu’elle l’avait fait pour le Golan syrien. Si ce scénario catastrophe se produit, alors les déboires d’Israël (et de leurs sujets arabes) au Moyen-Orient ne seront pas finis. Ce livre ne cessera jamais de le rappeler.
* Médecin de libre pratique.
‘‘Israel’s Lebanon War’’, de Ze’ev Schiff et Ehud Ya’ari, éd. Touchstone, 3 juin 1985, 320 pages.