Si l’on devait écrire un manuel sur la fabrication d’un terroriste, il tiendrait en quelques étapes simples. Prenez un individu, plongez-le dans l’exclusion, humiliez-le, privez-le d’un avenir et d’une identité sociale, puis regardez-le exploser. Cela vous semble absurde ? Pourtant, l’histoire récente regorge d’exemples où cette recette a été appliquée à la perfection. Car le terrorisme n’est pas un phénomène spontané. Il est le produit d’une alchimie sociale bien précise, où la frustration et la douleur se cristallisent en haine et en violence.
Manel Albouchi *
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La semaine dernière, un jeune homme originaire de Kasserine est venu me consulter (l’un de mes enfants, comme j’aime à les appeler). Il était monté à Tunis dans l’espoir d’un avenir meilleur. Il disait avoir été braqué et tabassé devant chez lui sous les yeux de ses voisins, qui n’avaient pas levé le petit doigt. Mais il y avait quelque chose dans son regard… Quelque chose qui me disait que son récit, bien que tragique, n’était peut-être pas aussi linéaire qu’il le prétendait. Il m’a avoué avoir fait le tour des psy avant de revenir me voir ; son diagnostic? Anxiété sociale sévère, idées suicidaires… et il m’a confié aussi qu’il ressentait une tentation grandissante pour le terrorisme. Pas par conviction religieuse. Par haine de l’humain. Mais était-il victime? Ou acteur d’un engrenage plus large?
Détaillons donc les étapes de fabrication d’un terroriste…
1. L’isolement ou l’art de désigner un «autre»
Tout commence par un phénomène bien connu en psychologie : l’ostracisation. Il s’agit de signaler à quelqu’un, subtilement ou violemment, qu’il n’appartient pas au groupe. Pierre Bourdieu parlait de violence symbolique, cette domination invisible qui s’exerce par le langage, les normes et les représentations sociales.
Le jeune homme de Kasserine, dès son arrivée à Tunis, a senti les regards condescendants, les moqueries sur son accent, les portes qui se ferment. Son crime? Être «un gars de l’intérieur», un de ces jeunes qui n’ont pas eu la chance de naître du bon côté du pays. L’exclusion est une arme redoutable. En psychologie sociale, on sait qu’un individu rejeté par son groupe souffre de douleurs comparables à des blessures physiques. Le cerveau réagit à l’exclusion sociale comme il réagirait à une brûlure. Mais les faits sont-ils aussi tranchés qu’il le pensait? Était-ce la réalité… ou la perception d’une réalité amplifiée par des blessures plus anciennes? Et un être humain blessé… finit par mordre.
2. L’humiliation ou comment transformer une blessure en haine
Si l’exclusion ne suffit pas, on passe à l’humiliation. Ce jeune homme s’est fait agresser et voler sous les yeux de ses voisins. Personne n’a bougé. Pire : lorsqu’il a cherché du soutien, il a reçu des remarques méprisantes. «عادي صاحبي يصير ع الرجال» («C’est banal, ça nous arrive tous»).
Il m’a observée, comme pour jauger ma réaction. Comme s’il attendait de voir si j’allais aussi détourner le regard. Quand on est impuissant trop longtemps, deux choix s’offrent à nous : se soumettre jusqu’à disparaître… ou devenir le bourreau. Ce jeune homme a résumé son dilemme ainsi : «Je veux disparaître, ou je veux qu’ils disparaissent.» Ce n’est pas une idéologie qui le pousse. C’est une pulsion de revanche. Mais la revanche sera contre qui, exactement?
3. L’indifférence sociale : le crime par omission
À ce stade, il pourrait être aidé. Un emploi stable, un réseau de soutien, un psy compétent. Mais à la place, il trouve le silence. Ou plutôt… choisit-il de ne voir que le silence? L’indifférence sociale a un effet pervers : elle pousse les âmes brisées à chercher une famille ailleurs. C’est là que les recruteurs entrent en jeu. Les groupes extrémistes ne créent pas des terroristes, ils les trouvent. Ils récupèrent ces jeunes qui crient dans le vide et leur offrent une réponse : «Tu n’es pas seul. Tu fais partie de quelque chose de plus grand. On te respecte ici.»
L’effet de champ, selon Pierre Bourdieu, attire les individus vers des espaces où ils retrouvent une reconnaissance et une dignité. Voilà comment un exclu devient un soldat.
4. La vengeance quand la société récolte ce qu’elle a semé
À ce stade, le terroriste n’est plus un individu. C’est une réponse à une société qui l’a rejeté. Il ne cherche pas une cause. Il cherche une revanche. Non pas contre un État ou une idéologie, mais contre l’humanité elle-même.
Derrière chaque attentat, chaque acte de violence, il y a une histoire de souffrance transformée en rage. Le terrorisme n’est pas qu’un problème de sécurité. C’est un problème psychologique et social. Mais dans cette histoire… Qui est le vrai coupable? Nous nous demandons toujours «Pourquoi ces jeunes deviennent des terroristes?» Mais la vraie question est : «Comment avons-nous laissé cela se produire ?»
Hannah Arendt parlait de «la banalité du mal» : ce mal qui ne se manifeste pas dans les monstres sanguinaires, mais dans les petites lâchetés du quotidien. Le regard méprisant d’un employeur. L’inaction d’un voisin devant une agression. Le rejet subtil d’un dialecte ou d’une origine. Ce ne sont pas les idéologies qui fabriquent les terroristes. Ce sont les humiliations répétées, l’indifférence, et l’absence de perspectives. Et si nous continuons ainsi, nous continuerons à juger des terroristes… Sans jamais accuser ceux qui les ont fabriqués.
Quand le patient a quitté mon bureau, je n’étais pas certaine de l’issue. Était-il un jeune homme brisé qui cherchait désespérément une main tendue? Ou quelqu’un qui avait déjà fait son choix… et qui voulait juste voir si j’allais réagir différemment des autres? L’indifférence crée des monstres.
* Psychologue, psychanalyste.
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