Les mots ont un sens et ceux d’un président de la république ont d’autant plus de sens qu’ils engagent l’Etat et interpellent la conscience d’une nation. Aussi les mots de Kaïs Saïed, péremptoires et impérieux, ont-ils de quoi inquiéter au plus haut point la nation tunisienne et de susciter en elle des peurs légitimes.
Par Imed Bahri
Lors de la réunion du Conseil supérieur des armées, hier, jeudi 9 juillet 2020, le chef de l’Etat, avec sa voix de stentor annonçant l’alerte générale, a affirmé que la «Tunisie traverse l’une des phases les plus dangereuses de son histoire».
Il y a donc péril en la demeure d’autant que M. Saïed, commentant les mouvements sociaux au sud du pays, notamment à Tataouine et Remada, parle de parties, à l’intérieur du pays, qui cherchent, en complicité avec des forces extérieures, «à mettre le feu dans le pays» et à «faire exploser l’Etat de l’intérieur en s’en prenant à ses institutions», notamment ses forces sécuritaires et armées. Rien de moins…
Les énigmes et les mystères du président
Ces annonces sont d’autant plus graves qu’elles sont faites par le commandant en chef des armées, qui reçoit quotidiennement des rapports secrets sur l’Etat de la nation, et M. Saïed ne peut pas se contenter de susciter des peurs chez ses compatriotes, il doit aussi désigner clairement la source des dangers dont il parle et nous indiquer ce que l’Etat compte faire pour y faire face. Ce que, malheureusement, le commandant suprême des armées se garde de faire, nous laissant à notre faim, à nos inquiétudes et à… nos supputations.
Car, si on fait un effort d’interprétation des énigmes présidentiels et des mystères qu’il agite, on peut aller très loin dans l’échafaudage des scénarios. On pourrait, par exemple, imaginer que les émeutes actuelles à Remada et Tataouine, à la frontière de la Libye, ne sont pas aussi spontanées qu’on essaie de nous le faire comprendre et qu’elles sont commanditées par des parties internes, dans le cadre d’un plan de déstabilisation concocté et mis en route en complicité avec des forces externes.
Les émeutiers de Remada et de Tataouine s’en prennent surtout à l’Etat tunisien à travers ses représentants dans la région : les forces sécuritaires et armées. À aucun moment, ils ne s’en sont pris au parti islamiste Ennahdha, au pouvoir depuis 2011, et qui est responsable, en grande partie, de la situation socio-économique difficile dans le pays, c’est-à-dire du chômage et du sous-développement dans cette région, que les émeutiers dénoncent.
De là à penser que ces émeutes sont commandités et conduites en sous-main par des membres d’Ennahdha dans cette région, il y a un pas que beaucoup d’analystes pourraient faire, sachant que ces régions du sud tunisien votent souvent massivement pour le parti islamiste.
Le scénario de complot contre l’Etat tunisien
On peut aussi aller plus loin dans l’échafaudage d’un scénario de complot international contre l’Etat tunisien, agité par le président Saïed, en lisant entre ses mots. Quant on sait le déploiement militaire turc dans l’ouest libyen, le transfert, par les troupes de Recep Tayyip Erdogan, aux frontières sud de la Tunisie, de jihadistes armées, et l’alliance entre Ennahdha et les dirigeants islamistes tunisiens et leurs «frères musulmans» libyens et turcs, le raccourci est vite fait. Et si les émeutes de Tataouine et Remada visaient, en harcelant les forces sécuritaires et armées, à affaiblir l’Etat tunisien et à déstabiliser le pays, prélude à l’infiltration d’éléments armés pour fomenter des attaques terroristes, semer l’anarchie et accélérer la mainmise de l’internationale islamiste sur un pays constituant, aujourd’hui, avec la Libye, le ventre mou de la région du Maghreb arabe ?
Lorsque M. Saïed, dans son allocution d’hier, se met à implorer les habitants de Remada et de Tataouine, à vanter leur patriotisme et à les exhorter à «faire preuve d’assez de sagesse pour calmer la situation et donner la priorité à l’intérêt suprême du pays», on est en droit de penser que le chef de l’Etat craint sérieusement l’existence d’un scénario de désobéissance civile, dont l’objectif dépasse de loin le cadre de simples revendications sociales, car la situation à Remada et Tataouine n’est pas plus difficile que dans d’autres régions déshéritées de la Tunisie, où la crise socio-économique sévit de façon encore plus dure, ces régions frontalières avec la Libye étant irriguées par l’argent de la contrebande et du marché parallèle.
Tout cela pour dire que la parole d’un chef d’Etat se doit d’être moins énigmatique et éviter de susciter des peurs inutiles.
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