Un hommage sera rendu demain soir au poète Mohamed Sghaïer Ouled Ahmed. A cette occasion, Kapitalis publie des traductions inédites de certains de ses poèmes.
Textes traduits de l’arabe par Abdelatif Ben Salem
Cette manifestation est prévue mercredi 14 octobre 2014, à 20 heures, au Théâtre municipal de Tunis, en présence du poète, et avec la participation de poètes, écrivains et artistes qui ont côtoyé et travaillé avec lui.
Né en 1955, poète et prosateur, fondateur et premier animateur de la Maison de la Poésie, à Tunis, Mohamed Sghaïer Ouled Ahmed a publié plusieurs recueils : ‘‘Nashîd al-ayyâm al-sitta (Cantiques des six jours)’’, éd. Demeter, Tunis 1988, censuré sous Bourguiba pour avoir anticipé la chute du «Combattant suprême»; ‘‘Lakinnanî Ahmad (Pourtant mon nom est Ahmad)’’, éd. Association des Tunisiens en France, Paris 1989 ; ‘‘Laysat lî mushkila (Je n’ai pas de problème)’’, éd. Cérès 1989; ‘‘Janûb al-mâ’a (Le Sud de l’eau)’’, éd. Cérès, Tunis, 1991; ‘‘Tafâcil (Détails)’’, prose, éd. Bayram 1989 ; ‘‘Al-Wasîyya (Testament)’’, éd. Manshurât Aouled Ahmed, Tunis 2002.
Au terme d’un silence qui dura plus d’une dizaine d’années, ponctué par une production en-deçà de la profusion des années quatre-vingt, Ouled Ahmed semble avoir repris son travail de création poétique au cours de la période récente. Ce «silence» imposé, semble t-il, s’expliquerait moins par les déboires personnels, que par la désillusion généralisée qui a durement frappé, après les années de plomb, toute une génération de créateurs ayant nourri l’espoir d’un bouleversement profond des structures vers la construction d’un pays plus ouvert et plus émancipé et plus libre. Dernier grand poème composé au cours de sa période prolifique et considéré à juste titre – par la critique tunisienne – comme l’un des meilleurs des vingt dernières années du XXe siècle, ‘‘Testament’’ pourrait être interprété comme une anticipation tragique sur «la disparition» symbolique du poète de l’horizon de la cité, et l’annonce d’un long hiver de mutité «patriotique», au sens où nombreux étaient les intellectuels et artistes qui ont succombé au chant de sirènes du discours triomphaliste officiel, qui a eu comme conséquence une véritable désertification du champ culturel en Tunisie.
Ouled Ahmed à la conférence des intellectuels tunisiens contre le terrorisme.
Testament I(1)
J’en étais presque sûr.
Mais maintenant j’en suis certain, une certitude au goût de sel,
Je mourrai d’une mort ambiguë
En été :
Pendant la troisième moitié du mois : Auguste
Pour être précis.
…………….
Je le préfère pair ce jour-là, radieux. Rasé de près, les onglés limés, élégant… cravate de couleur verte, chaussures noires bien lustrées – je me mettrais sur le champ à recevoir le Roi des Rois et à faire mes derniers adieux aux lambeaux des habits de la moitié inférieure de l’univers, accrochés encore à la mémoire.
– L’olivier sous la fournaise solaire… par exemple.
– Les mouches voraces, éternelles compagnes des famines… pour citer un autre exemple.
– Ma bien-aimée qui aime son amant… cela existe aussi !
– La sourate de la Vache qui se métamorphose en veau dans l’exégèse !
– Et vous ! (Oui vous !) mensonges exposés à la vente comme des abricots secs en tresse garnissant un couscous berbère.
…………..
Plus haute que les archanges… Aucun doute
Plus haute que le jet d’urine des gamins traçant des arcs-en-ciel sous un ciel plombé,
D’une température élevée comme il faut : la canicule.
Malheur à ceux qui poussés par la haine veulent m’accompagner à ma dernière demeure. Je viens d’une contrée aride du sud (du sud profond), pour atteindre l’aboiement de ses chiens, il faut parcourir une distance de trois quarts de jour dans le ventre d’un autobus pétaradant, tigré, qui démarre… mais n’arrive jamais.
…………
N’étant pas lui
Ni eux mes apôtres,
Pour apostropher la canicule :
– De grâce soit fraîcheur et salut
De ce côté, j’avoue les limites de mes prodiges et l’indigence de mes vertus.
De l’autre… en réalité, parfois… il n’existe pas d’autre côté.
Débarrassé des mes vêtements d’hiver, du tintement de mes joyaux et de… ma garde rapprochée. Il m’est permis de croire que cinquante degrés à l’ombre ne sont qu’un doux tourment, facile à supporter pendant la prière des morts et le rituel d’inhumation.
Pour ceux qui ont atteint le seuil de la quarantaine à l’ombre d’un chef unique, du même hymne national à sa gloire et des mêmes policiers : cinquante ombres au-dessus du zéro ne sont qu’une brise printanière ou l’air déplacé d’une claque manquant le bourdonnement d’une mouche.
Quoi qu’il en soit
Les ombrelles seront tolérées
A l’extérieur de l’autobus…
Comme à l’intérieur.
A la condition qu’elles soient blanches immaculées.
Puisque «la couleur des sépultures ne doit tendre ni à une gaieté rose ni à une tristesse colorée.»
……….
Ceci est consigné dans un livre rare que le fleuve rendit à la source
Et la source aux entrailles de la terre
Et puis, ce n’était pas un livre
C’était un manuscrit
… confidentiel
………
Au commencement, je préfère que mon corps (mon corps-ci, car l’autre s’est perdu dans les limbes de l’enfance) soit livré dans un famélique panier phénicien au meilleur boucher du pays.
On lui demandera de le débiter à l’aide d’une hache bien effilée en plusieurs
Tranches
Morceaux
Jarrets
Fragments
Puisqu’il s’y prenait de la même façon avec les agneaux, les chevaux assassinés…
Les hirondelles des ruines
Et les oiseaux d’avril
Pourquoi ne ferait-il pas pareil de moi ?
Mais :
Sans pitié cette fois
………
Les bouchers sont ceux qui connaissent le mieux le secret de la chair humaine, ils font le moins mal au sang qui coule à travers les égouts «élus» des services municipaux
J A M A I S
Boucher n’a oublié sa hache enfoncée dans le cou d’une dinde ou entre les cuisses d’un lièvre;
Il n’oublie rien dans rien
Et il n’a pas à oublier
Ce qui s’est passé avec les savants dans les dédales de l’expérimentation scientifique est connu par les fantassins de l’euphémisme, les sous-officiers des tropes et les généraux de la métaphore.
Minute…
Que jaillissent les étincelles de mes ossements pour atteindre les ailes des archanges.
………
Ouled Ahmed chez lui.
Testament II
Mon patriotisme…
Aïe ! Que ce «mon» est lourd au début de cette tournure latine
Tu es condamné à l’exalter
Même… en mangeant
Même… en arrachant une dent
Même… en hurlant dans le désert :
«Je ne sais pas lire»
…………..
Il lui dit
– Je…
Elle est partie
Quand il s’est rendu compte qu’il n’avait pas terminé sa phrase :
… t’aime
Elle était déjà tombée dans le cœur d’un autre homme, celui du monsieur du cinquième étage de l’immeuble tout près de la voie rapide interdite aux camions, à proximité du marchand des tissus…
Le tissu blanc…
De ceux, promis à la mort
Ce patriotisme ne m’autorise pas à réserver l’exclusivité de la jouissance de ma dépouille mortelle à mon seul village
Frustrant le reste du pays des traces de ma mort et du souvenir de ma disparition.
Cette mort à laquelle hurlent les loups, les semi-crasseux qui hantent les auberges de la dévotion
Le Seigneur n’a même pas daigné répondre à leurs imprécations
Parce qu’il m’aime probablement
Ou du moins il ne me hait point.
Ce n’est pas étonnant, venant d’un Etre dont le nom, inspire à lui seul, fidélité.
Qu’Allah bénisse le Dieu en Lui ? Prodigue…
Quand il s’agit de lui donner nos enfants en sacrifice
Mais au châtiment terrible
Qu’adviendra t-il de lui si nous nous retirions et nous l’abandonnions à son sort
Seul en son royaume ?
Mes doigts…
Aux monts nus du sud… là-bas où les martyrs fauchés par les balles de l’indépendance font semblant de dormir
Des polygones pour les lignes du téléphone et les trains rapides
Des rouets et des échelles,
Des crayons et des allumettes,
Ils seront aplanis sous les coups des robustes forgerons
Excepté le pouce et l’index :
Qui seront réservés au tronc du palmier triste afin qu’il puisse lancer le signe de victoire, en hommage à son étrange splendeur surgie de l’océan de sable,
Mes lèvres : pour elle
Deux arcs dessinant ses sourcils
Deux croissants lunaires illuminant la nuit de l’éclipse
Mon foie
Je te l’ai préparé.
Ô gardien du temple
Sur un plateau hilalien fait de défenses d’éléphant
Si tu le veux grillé : je te le grillerais
Si tu le préfères à point… tu gagneras deux minutes et ma salive.
Persillé légèrement et accompagné de lait caillé, il sera savoureux et… tu en dévoreras les doigts !
Ma cervelle
Je la réserve aux otages de la recherche scientifique
Je n’en ai hélas point de deuxième
De grâce qu’on trouve vite une solution d’ici au moins mille nuits et une page de recherche.
L’humanité toute entière est suspendue à la prochaine
Découverte de la quintessence de la méthode.
Il faut que les barbares arrivent cette fois.
Mes yeux
Aux chats aveugles des étendues âpres et arides,
Assoupis sur le quai du désir.
Mon nom : pour lui
Parce qu’il m’habite
Il tente de me tuer… mais je ne lui en veux pas
Je l’entends zézayer et je comprends ce qu’il n’a pu dire par ce qu’il ne peut pas dire.
…
Sous un ciel lointain
Il me questionne
– Où est mon Dieu ?
Rougissant de confusion, j’étreins avec effusion cette chair qui est mienne et ce… poème.
Tous les matins de dimanche
Je restitue au Quraychîte les attributs de mon prénom et l’auréole
De mes prophéties
Pour redevenir tout simplement «Papa»
Grâce à une poignée de friandises, de contes pour enfants et quelques plaisanteries.
Mes oreilles
Je les offrirai au premier secrétaire du « comité national
D’investigation sur la saveur du texte ».
A propos de saveur : j’ai consulté une avocate de taille moyenne (le juge la connaît par son nom et moi par son prénom) qui m’a confirmé que le législateur ne contraint pas les poètes à rimer leurs strophes,
Ajoutant :
– Si par exemple « amour » rime avec «toujours»
«Mesdames, Mesdemoiselles et Messieurs» peut rimer avec «que la malédiction d’Allah soit sur vous tous» mais ceci appartient à l’ordre de la coïncidence !
J’en ai alors déduis que l’ordre peut susciter parfois le désordre.
Ouled Ahmed, sa femme et sa fille cadette avec le chef du gouvernement Habib Essid.
Testament III
– Une mort facturée à 975 000 dinars ?
– Des funérailles qui coûteraient la moitié du budget de l’Etat ?
– Une mort excessivement chère ! S’étonnera le ministre des Finances
– Très chère même !
– Du jamais vu ! remarquera le conservateur en chef des traditions et coutumes
– Jamais au grand jamais !
– Ce monsieur est cinglé, notera le médecin-légiste
– Complètement cinglé !
– C’était un gars qui avait pourtant une imagination à fleur de peau, rétorquera le conteur
– Dieu maudisse sa mère, bafouillera l’imam de la prière des morts
– Et la tienne aussi… grommèleront les fidèles
– Et que se passera-t-il si on ne respecte pas son testament ? S’interrogera le plus lucide d’entre eux.
– Seuls les testaments sont sacrés.
Une tombe dans chaque village !
Pourquoi pas ?
Vous n’allez tout de même pas me priver de ce plaisir ?
Qu’est ce que cela peut vous faire si je meurs comme je le veux ?
Ce n’est pas mon problème
Si personne n’a envisagé un cas comme le mien
Je n’ai eu de cesse, depuis que je suis venu au monde
De planifier le rayonnement de ma mort
Jamais !
Jamais je n’ai échappé par hasard au chameau fou d’Arabie comme les réitèrent les psalmodies
Jamais je n’ai privé de ma chair les loups gris d’Anatolie pour louer la vigilance des pasteurs
Jamais je n’ai laissé le taureau d’Andalousie m’éventrer de crainte qu’on dise
-Vois-tu ce garçon n’a pas de ventre
Je n’ai pas d’inimité héréditaire envers les scorpions
Parce qu’ils sont des scorpions
Ni envers les reptiles
Ni envers les hyènes
Ni envers les varons
Ni envers les chacals
Ni envers les chiens
Ni envers les abeilles
Ni envers les crapauds venimeux
Jamais je ne leur ai jeté des cailloux
Pendant qu’ils saccageaient mes rêves et servaient la coupe de venin aux convives de mes cauchemars.
Ce que les fielleux et les prédateurs veulent, c’est m’infliger une mort locale dont le retentissement ne dépasserait pas le seuil des tentes de ma tribu.
Alors que je la veux majestueuse,
Publique comme on dit,
Une mort productive… conforme aux lois de l’économie du marché.
Une mort qui consolide les liens d’amitié et de solidarité entre frères, dans l’harmonie et l’entente totale entre moi et la terre à laquelle je retournerai
Seule la mort garantie le droit à la résidence
Eternelle sur la terre
Seuls les ossements serviront d’engrais aux champs d’épis
Aux palmiers et ce qui pousse autour.
Seuls les testaments perpétuent le sens et ressuscitent les morts
J’en étais presque sûr
Mais maintenant j’en suis certain. Ils respecteront mes dernières volontés
Et disperseront mes cendres aux quatre coins du pays…
De CE pays
Auquel j’ajouterai un pronom possessif arraché à Ma propre mort
Pour le nommer :
MON pays.
Ouled Ahmed avec un groupe de ses amis artistes.
Le papillon (Al-farâcha)*
Mardi 28 décembre 2010, centre de traumatologie des grands Brûlés, l’ex-président Ben Ali rendait visite au jeune marchand ambulant Mohamed Bouazizi qui s’est immolé par le feu à Sidi Bouzid pour protester contre la saisie de son chariot par un agent municipal. Ce poème est un dialogue unilatéral entre les deux hommes. Un poème imaginé en vers qui s’exprime par la voix de Bouazizi.
C’est en contemplant les cendres, que tu m’as aperçu :
Noirs comme tes chaussures lustrées…
Je n’ai plus la force pour te regarder dans les yeux.
Je suis la Tunisie, Monsieur :
Consumée :
Plus de cheveux
Plus d’yeux
Plus d’oreilles :
Plus de bouche
Comme tu peux le constater je retournerai peut-être à la vie, peut-être pas…
Scintillante… comme le chant du coq
Ne me donnes pas de crayon, mes doigts ont fondu au ciel dans les flammes de l’horrible brasier
Sens-tu l’odeur du brûlé ?
Qu’est ce que tu en train de dire à tes amis ?
Qui sont ces deux là ?
[…] N’ont-ils pas compris que l’automne est le seuil de l’hiver ?
Je suis la Tunisie du mitan
Je vis de l’averse et du contentement
Je suis la Tunisie, l’autre
Celle de la cendre inventée
Mardi 4 janvier 2011, Mohamed Bouazizi s’éteint.
En ce jour de ta mort…
Je me suffirais de mon poème et de mes cigarettes
Je laisserai exprès pousser mes cheveux… et m’abstiendrai de les couper
Pareil pour mes ongles.
Je pleurerai et mettrais avec mes larmes les points sur les lettres
Pleurera-t-il avec moi…
De brûlure vive et de douleur.
Implorations
Seigneur :
Aides-moi maintenant contre eux
Ils ont sacrifié ma chamelle
Ils ont fait couler mon sang
Sur les tapis de prière des temples où tu as prescrit
Que nul sang ne coulera !
Seigneur :
Protèges-moi du mal des miens maintenant
Ils vendent un breuvage infect
Et gâchent les soirées innocentes des buveurs !
Seigneur :
La vente des tickets pour la Vie dernière est terminée
Pour obtenir le mien
Point de temps, ni d’argent, ni d’alibi
Déchires, Seigneur leurs tickets
Pour que mon cœur retrouve la félicité
N’as-tu point promis aux hommes ton absolution ?
Seigneur :
Je voudrais des sauterelles pour tous les champs
Et l’abolition de toute ponctuation
Je voudrais le dénuement à toutes les saisons
Et des nuées d’oiseaux en réserve !
Seigneur : Tu es le Sage et l’Omniscient :
Les rois – tout comme les présidents –
Quant ils pénètrent une bourgade ils la corrompent
Ruines donc les palais des rois
Pour que prospèrent les hameaux
Seigneur :
Mon bien-aimé
Ô mon appui
J’ai publié un nouveau recueil
Puises-tu le vendre
En si grand nombre
Seigneur :
Je te renseignerai tout de suite sur elle
Sur ses lèvres
Sur ses seins
Sur son nom de famille
Sur sa chevelure couleur de miel
Sur ce qu’elle dit mais ne fait point
Dieu du ciel :
Ajoute-la à la sourate des poètes !
Seigneur :
Que les vers poussent à la place des dattes
Nous avons tous accouru au scrutin
Mais nul n’a voté pour celui qui a été élu !
Seigneur :
J’ai entendu des hommes pieux répandre à ton compte des propos effrayants
J’ai alors lancé contre eux le Livre qui se redressa telle une vipère, mordit et redevint Livre
Dieu le Très Haut :
Ne peut-on pas dire que je suis Prophète !?
Venu le temps de choisir entre la patrie et la demeure [Extraits]
« […] Après un demi siècle d’indépendance aucun Etat au monde ne doit être autorisé à se vanter d’avoir fait en sorte que sa population ne marche plus pieds nus, d’avoir la possibilité de manger à sa faim comme des bêtes, d’être raccordée aux réseaux électriques et à l’eau courante, comme s’il s’agissait de besoins superflus et non des conditions essentielles à l’existence humaine, ou de d’annoncer trente plus tôt que le peuple a atteint «l’âge de raison», et prétendre trente ans plus tard que, tout compte fait, ils n’a pas atteint encore l’âge de raison…
[…] Je connais profondément Sidi Bouzid et je suis fier d’en être originaire… Je ne cherche pas à exploiter les évènements dont elle est le théâtre ni les drames auxquels ils donnent lieu, pour continuer à souffrir de ce traitement «cutané» réservé à l’agitation populaire… Mais je me demandais quelle sera la troisième félonie qu’inventera l’imagination féconde du parti au pouvoir au crépuscule de sa seconde vieillesse… Je prétends dès à présent que personne parmi nous, qui sommes victimes de cette indépendance sous occupation, ne vivra au-delà de quatre-vingt dix ans, pour lever fusse un coin de voile sur les horreurs perpétrées par la pensée unique, le parti unique… sur les désastres du chef unique, de la femme unique… sur la laideur du miroir unique et de celui qui s’y contemple, seul, livré à sa solitude.
[…] C’est là une véritable humiliation pour l’ensemble des Tunisiens, en particulier pour ceux que cela importe d’être Tunisiens, que de supporter, jour après jour, que leur champ de vision soit pollué par ces portraits géants, ces mots d’ordre et ces banderoles partisans, fascistes et archaïques, appelant à abolir les rêves et à se prosterner plus bas encore aux pieds des idoles.
Dans un pays qui ne tire sa fierté que de ce qu’il est «le pays de la police», le pays de la paix et de la sécurité, il est exigé, pour la énième fois, de tous ceux qui ne souhaitent pas mourir de chagrin ou d’être assassinés, de ne point se fier à celui qui est la cause de leur désespoir ou de leur assassinat… même s’il descend à l’instant directement du ciel sous la forme d’un archange «empourpré» et exhibe ses lettres d’accréditation en tant qu’envoyé personnel du bon Dieu en personne. Ce même Dieu, qui s’est révélé en trois religions, mais qui empêche l’être humain de réfléchir avec elles, à côté d’elles ou en marge d’elles.
Les expériences des cinquante dernières années nous ont enseigné que ces gens-là ne font leur mea-culpa qu’en multipliant et en diversifiant la palette de leurs méfaits, en une tentative flagrante de fondre sur notre avenir, après avoir réussi à confisquer notre passé et notre présent.
Après avoir muselé la voix des intellectuels, des hommes libres et des membres de l’opposition citoyenne, après avoir acheté les flagorneurs et les journalistes, les vedettes de la chanson et du sport, et créé une opposition dont l’allégeance surpasse parfois celle de leurs propres partisans, les voilà arrachant les pins, les oliviers et l’eucalyptus… pour en faire des gourdins avec lesquels ils fondent sur les têtes des diplômés chômeurs et sur le dos des pauvres gens… A l’heure qu’il est ils songent probablement à faire descendre l’armée dans les rues ou à faire appel à «des armées amies» pour défendre le pays contre ce peuple patient qui les a laissés batifoler joyeusement et sans retenue pendant cinquante ans dans les flots du pouvoir.
Il n’est pas impossible qu’ils aient bâti un autre pays en dehors des frontières de ce pays, et que celui-ci soit prospère et agrémenté de jardins suspendus, de palais souterrains et de sépultures embellies. Il n’est pas non plus exclu que le développement tant revendiqué ici y soit une réalité palpable, accompli de la meilleure façon là-bas.
Auquel cas il leur est demandé de choisir le plus rapidement possible leur pays, pour qu’on sache exactement lequel est le nôtre et ce qu’on doit faire avec et dedans… le plus longtemps possible.
Et puis, qu’est ce que cela veut dire un pays où les habitants ne s’entraînent pas à mener une existence digne et à vivre en même temps leur liberté ?
Les évènements de Sidi Bouzid ont eu lieu en pleine rigueur hivernale (la plupart des évènements connus de la Tunisie eurent lieu en plein hiver). Muré dans le silence, la solitude et la douleur jusqu’à ce qu’ils daignent parler, je me suis prononcé : et ce fut donc ceci sur cela.
Je suis sincèrement attristé à l’idée de n’avoir pu allumer fut-ce un seul astre dans cette obscurité médiatique qui enveloppe le pays.»
(Texte datant de 2010)
* Une première version de ce texte a été publiée in ‘‘Action poétique’’, 2012.
Note :
1- Ce poème n’étant pas encore publié au moment de la traduction (Paris 1990), Mohamed Sghaier Ouled Ahmed y travaillait encore. J’ai proposé, pour des raisons de correspondance et de rime, l’introduction, dans la version française, des variantes qui ont touché les strophes commençant par [Jamais je n’ai échappé à…] et finissant par […de crainte qu’on dise]. Inutile de dire que l’idée fut accueillie avec enthousiasme par le poète. ‘‘Wasiyya’’ est finalement paru 12 ans plus tard à Tunis.
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