La Société tunisienne de cardiologie a très mal géré la récente crise des stents périmés. Décryptage…
Par Dr Mounir Hanablia *
Indépendamment des faits connus de tous, ayant constitué la trame du scandale des stents pourris utilisé par des cardiologues dans des cliniques privées qui a secoué une profession prestigieuse, et qui a révélé l’état d’imprévoyance inexcusable ayant conduit plusieurs de ses membres à s’embourber dans une sombre affaire aux implications judiciaires, le fait est là : personne au sein de la profession n’a ne serait-ce qu’essayé d’arrêter le processus avant son terme inéluctable, l’irruption sur la place publique. Tout le monde aurait dû savoir, à commencer par les directeurs médicaux des cliniques sanctionnées, mais personne n’a rien fait.
Rassurer oui, mais après?
Le plus intéressant a été la réaction face au scandale de l’instance ordinale en principe chargée de faire respecter la déontologie et de la société savante : la première, a refusé d’en faire porter la responsabilité à ses adhérents, au nom d’une défaillance collective des instances de contrôle du suivi, de la traçabilité, et de la qualité des produits; la seconde composée d’experts en cardiologie, tout en reprenant cet argument, a nié, sinon minimisé, le risque d’utilisation de stents périmés.
Comment la Société tunisienne de Cardiologie a-t-elle pu, par la voix de l’un de ses anciens présidents, exprimé une opinion aussi peu rationnelle? C’est que l’ensemble de la profession ayant été soumis depuis plusieurs semaines à une attaque en règle et face à la véritable paranoïa qui a saisi l’ensemble des porteurs de stents, la Société de Cardiologie subissant une très forte pression en particulier médiatique s’est vue dans l’obligation de rassurer avant tout, ce qui à priori ne constitue nullement en tant normal sa mission.
Ce que le public attendait d’abord, c’était non pas des arguties scientifiques mais surtout des faits démontrant, d’une part, une volonté sérieuse de punir les coupables ne serait-ce que symboliquement, et d’autre part, d’éviter le renouvellement de tels actes. Mais le président en exercice de la Société de Cardiologie, ayant de toute évidence échoué à rassurer le public; qu’il ait ou non été désavoué , il a dû se résoudre à céder la responsabilité de la communication avec le public et les médias à deux de ses collègues dans le cadre d’un comité de suivi de la crise décidé en assemblée générale constitué par le nouveau président élu qui n’a pas encore pris ses fonctions, et surtout l’ancien président, pour qui apparemment c’était là l’occasion de refaire surface et de revenir sur le devant de la scène. C’est dire si la gestion de la crise s’est faite dans une ambiance de rivalités internes, le bureau actuel avec à sa tête le président en exercice ayant manqué de la sérénité et du détachement nécessaires pour tirer les bonnes conclusions nécessaires à la gestion de la crise.
Mais la surprise a été constituée comme dit précédemment par les arguments utilisés lors d’une conférence de presse par le l’ancien président et le président élu, minimisant l’importance ou l’exactitude des dates de péremption des stents utilisés, tout en usant d’un justificatif politique relevant plus de la langue de bois : l’intérêt du pays selon eux lésé par la mise en cause de ses compétences médicales.
Le plus contraire à la vérité et le plus honteux des arguments utilisés a été celui-ci : aucune étude scientifique n’aurait démontré un danger supplémentaire quant à l’usage des stents périmés par rapport aux stents neufs. En effet, il est bien évident que de telles études contraires à l’éthique scientifique ne puissent pas exister, et que, eu égard à cela, le principe de précaution doive toujours s’imposer selon la règle : «primum no nocere.»
Cet exemple démontre combien les comités d’experts demeurent tributaires des conditions inhérentes à leurs fonctionnements internes et peuvent, si l’on y prend garde, aboutir à des conclusions totalement irrationnelles. En l’occurrence, alors que la gravité des actes incriminés ne faisait aucun doute, le bureau mettait en exergue le niveau international de la cardiologie tunisienne et la nécessité de défendre les cardiologues contre les attaques calomnieuses.
Cette manière de raisonner témoignait d’une amnésie et occultait le problème principal, celui de bien soigner et protéger les malades, au profit de considérations secondaires.
Une régression mentale collective
Pour tout dire, il semble que pendant la prise de décision du bureau de la Société de cardiologie, quant à sa réponse face au problème des stents périmés, une régression mentale se soit opérée, par ce qu’on appelle l’intensification des dépendances.
Ce type de régression a été mis en évidence par Wilfred R. Bion, comme phénomène de groupe pouvant perturber l’accomplissement d’une tâche collective. Or le bureau de la Société s’est probablement contenté de consulter d’anciens prestigieux présidents de la société eux-mêmes actionnaires de cliniques touchées par le scandale et incapables d’apporter un avis valable; et le bureau a, à ce qu’il paraît, omis de prendre un avis juridique sérieux sur la question, et a sous-estimé les implications pénales sur le plan financier et commercial de l’affaire par rapport aux organismes bailleurs de fond, en particulier la Cnam, ou consommateurs comme les hôpitaux publics; c’est du moins ce que la teneur de tous les éclaircissements assez peu convaincantes laisserait envisager.
Une telle régression mentale est en l’occurrence évidente; elle a même abouti chez certains cardiologues au déni, selon lequel tout stent devenant par définition périmé un jour ou l’autre à l’intérieur de l’organisme, la notion de péremption du stent n’existerait pas.
En conclusion, l’affaire des stents périmés ne fait désormais plus la une des médias, et elle suivrait son cours au niveau de la justice. Mais ce qui est grave c’est que la Société de Cardiologie agit comme si tout ce qui s’était passé n’avait été qu’un coup de tonnerre dans un ciel serein, elle n’a pas pris encore les mesures nécessaires d’abord en réformant son fonctionnement interne pour qu’à l’avenir elle soit capable de faire face aux situations imprévues en apportant des avis scientifiques cohérents en dehors des congrès médicaux à la pratique desquels elle est rompue, elle devrait éclairer en collaboration avec l’organisation ordinale, les pouvoirs publics quant aux nécessaires changements dans l’exercice professionnel, en particulier en codifiant les relations entre praticiens et industrie.
Certes des recommandations auraient été établies dès juillet 2016, mais prises en comité restreint, leurs teneurs n’ont pas été communiquées à l’ensemble de la profession, et étant dénuées de consensus, elles peuvent aussi bien refléter des phénomènes de régression de groupes, d’autant plus pernicieux quand il s’agit d’une élite scientifique, prétendant détenir exclusivement des vérités irréfutables. L’exemple le plus célèbre en l’occurrence demeure celui de la prise de décision ayant abouti, au sein de la Nasa, au lancement et à la catastrophe de la navette Challenger.
* Cardiologue, Gammarth, La Marsa.
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