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Caid Essebsi – Ghannouchi : Le «couple» de l’année 2016

Le laïque Caïd Essebsi a-t-il réussi à transformer l’islamiste Ghannouchi, ou a-t-il plutôt été piégé par lui ? «Couple» improbable dont on peut prévoir (ou espérer) qu’il ne tiendra pas encore longtemps. 

Par Yassine Essid

Une tradition, instaurée depuis 1927 par la rédaction de l’hebdomadaire américain ‘‘Time Magazine’’, consiste à choisir la personnalité qui aura marqué les douze derniers mois en lui attribuant le titre d’«Homme de l’année». Quelqu’un, homme ou femme, dont l’action aura marqué le cours de l’histoire du monde.

En politique, c’est souvent une personne éloignée de l’homme ordinaire, qui incarne à la fois l’esprit de son temps, l’identité de son peuple ainsi que la sienne propre. Le bénéficiaire d’un tel témoignage de reconnaissance est souvent celui qui commande à tous, qui a frappé l’esprit de ses contemporains par des actions méritoires, qui a forcé le destin pour entrer dans l’histoire et auquel on reconnaît l’étoffe des grands hommes.

Un attelage improbable mais réel

Pour la première fois nous avions pensé réduire cette distinction à l’échelle de la seule Tunisie. De même que nous avions dérogé à la règle de ne pas concéder ce titre qu’à une seule personne. Rien n’empêche en effet que les qualités déjà évoquées se retrouvent partagées à égalité entre deux leaders, deux chefs de partis politiques qui jouissent d’une grande autorité et exercent un ascendant réel sur ceux qui agissent en leur nom.

Dans un tel cas, la conduite des affaires publiques n’est point monolithique mais s’apparenterait à un attelage tiré par deux bœufs placés l’un à côté de l’autre et qui font couple. Bien que chacun dispose de son propre joug, il est lié à son conjoint par un axe commun leur permettant d’agir en tandem sans être engagés dans une quelconque rivalité de pouvoir.

Il faut par conséquent s’écarter du principe consacré d’un «Homme de l’année» pour celui du «Couple de l’année» qui aurait eu la plus grande influence sur les événements pour le meilleur ou pour le pire du pays. Il s’agit en fait de mesurer l’étendue de cette entente manifeste ou dissimulée, cette intimité impénétrable ou qui se laisse percer à jour. Il faut arriver à saisir le rapport de signification et les ressorts cachés d’une alliance qui, bien que contre nature, a réussi à rapprocher Béji Caïd Essebsi, chef de l’Etat, de Rached Ghannouchi, leader du parti islamiste Ennahdha.

L’enthousiasme avec lequel fut saluée l’élection de Béji Caïd Essebsi contre le candidat putatif des islamistes, Moncef Marzouki, s’est progressivement tourné en amère déception aggravée par la duplicité du chef de l’Etat, sa mauvaise foi et les nombreuses contradictions entre ses actes et ses paroles.

Dans une telle configuration, Caïd Essebsi est en train de faire perdre au pays le peu de liberté qu’il lui reste en s’acoquinant outrageusement, par peur, par mollesse ou pour une commodité, comme l’ont des vieux fatigués, à un Ghannouchi qui, contre toute apparence, promet plus qu’il ne peut tenir.

Un Ghannouchi en cache toujours un autre

Caïd Essebsi aurait-il réussi à transformer Ghannouchi ? Tel l’animal qui mue, brise sa carapace cuirassée et s’en fait une plus jeune, le leader islamiste, désormais à tu et à toi avec le chef de l’Etat, était devenu gentiment doux, absorbe délicatement les choses, commente raisonnablement les événements, met du sien pour essayer de trouver des solutions, dénoue les crises et soutient sans réserve la politique du gouvernement.

Suite à un pacte scellé on ne sait où avec lâcheté, Caïd Essebsi a fait allégeance à Ghannouchi devenu acteur politique incontournable, reconnu, salué pour son patriotisme et ses propos longuement repris.

Rien ne se fait plus dès lors sans la participation active du cheikh. Le voilà donc acteur politique puissant, moins visible certes que son alter ego, mais qui possède toutes les cartes en mains, domine autant que son autre soi-même la scène politique désormais partagée à égalité en deux zones d’influence. Il n’y a plus de rivalités mais association. Il n’y a plus de confrontation mais alliance. Il n’y a plus d’antagonisme mais affinités.

La personnalité de Ghannouchi est pourtant traversée en tous sens par la métaphore du pouvoir. Une personnalité duale qui abriterait deux corps séparés mais solidaires, qui s’incorporent, coopèrent harmonieusement sans jamais s’opposer, sans que l’un prenne le dessus sur l’autre, reflétant ainsi l’idéal de son mouvement.

D’un côté, le soutien au pouvoir politique, à l’Etat et au chef de l’Etat et son concours fidèle à l’instauration de la paix sociale et à la lutte contre l’extrémisme islamiste.

De l’autre, la religion, qui n’a cessé d’orienter son action politique vers ses propres objectifs et vers les intérêts de la catégorie sociale qu’elle est censée représenter.

Certes, de temps en temps, au gré de quelques prises de positions, sa vraie nature revient au galop. Alors il s’égare, se fourvoie grossièrement, n’arrive pas à renier plus longtemps ses certitudes, à cacher sous la barbe islamiste d’insidieuses velléités théocratiques, n’arrive plus à se faire passer délibérément pour ce qu’il n’est pas, a du mal à masquer sa véritable personnalité qui s’annonce en définitive différente de ce qu’elle laissait paraître ou croire.

Caïd Essebsi : grand manoeuvrier ou dindon de la farce

Pour la première fois dans l’histoire, ceux qui avaient cru un moment que ce rapprochement avec l’ennemi d’hier est pour le mieux, qu’Ennahdha s’était enfin résolu à devenir un mouvement politique viable, se retrouvent bien embarrassés de constater que l’espace laissé aujourd’hui aux islamo-démocrates ne signifie pas grand-chose, qu’il constitue même une insulte envers des électeurs qui ont tant misé sur Caïd Essebsi et son parti.

En revanche, tous ceux qui sont animés d’une conscience raisonnée, qui ont toujours su pressentir que la conversion des islamistes à la démocratie et leurs attitudes inaccoutumées n’étaient que pure tactique, perçoivent le pire avec un retour annoncé à des valeurs incompatibles avec la liberté.

Contrairement à ceux qui voient dans cette remarquable identité de vues une heureuse association dans la gouvernance du pays, les partisans du pire redoutent plus que jamais une victoire prochaine de ceux qui n’avaient jamais cessé de rêver que l’application de la charia dans toute sa rigueur et le retour au dogme dans toute sa pureté sont la solution avec le paradis en prime.

 

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