Tunisie – France : le dégel ?

Au-delà des questions habituelles de coopération bilatérale, la Tunisie et la France ont de bonnes raisons de reprendre langue, de se parler franchement et de dissiper les malentendus qui sont derrière le froid apparent caractérisant leurs relations depuis quelque temps… (Illustration: entretien Saïed-Macron, en novembre 2022, lors du Sommet de la Francophonie à Djerba).

Par Imed Bahri

Le président de la République Kaïs Saïed a eu, jeudi 25 avril 2024, un entretien téléphonique avec son homologue français Emmanuel Macron.

L’entretien a permis d’évoquer plusieurs questions, dont les relations tuniso-françaises, la coopération entre la Tunisie et l’Union européenne, ainsi que les mutations rapides que connaît le monde aujourd’hui, indique la présidence de la République tunisienne, ajoutant que le président Saïed a affirmé que la Tunisie tient à entretenir des rapports d’égal à égal avec tous ses partenaires et à appréhender tous les dossiers selon une nouvelle approche fondée sur les intérêts communs et de nouvelles valeurs humaines partagées.

Les deux dirigeants ont, par ailleurs, évoqué les vagues de migration irrégulière qui ne cessent de prendre de l’ampleur. A ce propos, le président Saïed a expliqué que le flux massif de migrants irréguliers subsahariens en Tunisie est un fait «anormal», appelant, dans ce contexte, à conjuguer les efforts en vue de démanteler les réseaux criminels impliqués dans le trafic des migrants, la traite des personnes et le trafic d’organes. Ces réseaux financent les migrants irréguliers dont la Tunisie n’est en rien responsable de leur pauvreté et n’accepte pas qu’ils s’installent sur son sol. Cela est totalement «inadmissible et suspect», a-t-il dit.

Parmi les principales questions «longuement» abordées lors de l’entretien, la guerre génocidaire menée contre le peuple palestinien et l’impératif d’y mettre fin immédiatement, ajoute la même source.

Dans cette optique, le président de la République a rappelé que la collectivité humaine est désormais plus progressiste et avant-gardiste que la société internationale et que la légalité internationale s’est regrettablement délégitimée à l’égard de l’Humanité tout entière.

Voilà pour l’information telle que diffusée par les autorités tunisiennes. Il reste à analyser, si possible, la portée d’un tel entretien téléphonique, son timing, ses dits et non-dits. Et là, on ne sait vraiment plus, en tant qu’analystes, ce qui est permis de dire et ce qui ne doit pas l’être. Les poursuites contre les journalistes étant devenues monnaie courante dans notre chère «démocratie tunisienne».

Perte d’influence de la France

On imagine que cet entretien a eu lieu à l’initiative du président français et qu’il intervient après une très longue période de silence entre les deux capitales qui ont pourtant beaucoup à se dire, ce qui a fait craindre un début de froid dans les relations bilatérales, un froid qui serait inacceptable aussi bien pour les Tunisiens que pour les Français, qui sont des dizaines voire des centaines de milliers à avoir des intérêts dans l’un ou l’autre pays. Pour ces derniers, dont un grand nombre de binationaux, cet entretien devrait préfigurer un réchauffement des relations et une reprise des visites dans les deux sens.

La France, qui fait face à un vent de contestation dans son pré carré africain, notamment au Mali, au Niger et au Tchad, ne peut se permettre de perdre son influence (n’ayons pas peur des mots) en Tunisie, un pays auquel la lie des liens humains, culturels et économiques très profondément ancrés dans l’histoire.

Par ailleurs, et face au regain d’activisme de l’Italie en direction de son flanc sud, sous la férule de l’extrême droite au pouvoir à Rome, Paris ne peut rester les bras croisés, la rivalité entre les deux pays européens voisins n’ayant jamais cessé, s’agissant de la Tunisie, depuis le milieu du 19e siècle.

Pour la France, qui perd pied en Afrique, les évolutions géostratégiques en cours au sud de la Méditerranée, avec le redéploiement des Russes, des Chinois et des Turcs, est un signe de perte d’influence qui pourrait être préjudiciable pour ses intérêts à moyen et long termes.

Casse-tête de la migration irrégulière

En se laissant emporter dans le tourbillon de la guerre en Ukraine, Paris a quelque peu perdu de vue son flanc sud, d’où viennent des menaces non moins inquiétantes, à commencer par les flux migratoires alimentés par les guerres civiles au sud du Sahara.

On comprend dès lors que cette question ait été au centre de l’intérêt des présidents Saïed et Macron et que le président tunisien, dont le pays est en passe de devenir un pays d’implantation de migrants fuyant la guerre, la pauvreté et la mal-vie, ait tenu à rappeler que son pays n’est en rien responsable de la pauvreté de ces migrants. Le chef d’Etat tunisien semble avoir voulu, ainsi, rappeler la France à ses responsabilités historiques vis-à-vis des pays africains subsahariens dont elle a longtemps exploité les richesses naturelles, reprenant, par la même occasion, un argument souvent utilisé par le Premier ministre italien, Giorgia Meloni, pour appeler les Français à assumer leurs responsabilités dans l’accueil d’une partie des migrants échouant sur les côtes sud de l’Italie. Et c’est de bonne guerre.

Dans ce même contexte, la Tunisie sait qu’elle a besoin de l’appui de la France dans la mise en œuvre du protocole d’accord signé en juillet dernier avec l’Union européenne, à l’instigation de l’Italie, et qui porte sur un appui financier d’environ un milliard d’euros, en partie destiné à aider Tunis à lutter contre la migration irrégulière.

L’appui de la France sera également précieux pour que Tunisie puisse trouver une meilleure écoute auprès des autres bailleurs de fonds internationaux, y compris le Fonds monétaire international (FMI), sollicité pour un prêt de 1,9 milliard de dollars qui tarde à être accordé, après un accord de principe au niveau des experts remontant à octobre 2022.

Dissiper les malentendus

Sur un autre plan, le président tunisien a souvent stigmatisé ses opposants dont certains seraient, selon lui, soutenus par des pays étrangers, qu’il n’a pas nommés. Le fait que certains de ces opposants résident en France, tels l’ancien président Moncef Marzouki et l’ancien ministre et candidat à la présidence Mondher Zenaidi, sans parler de l’ex-directrice de cabinet de Kaïs Saïed, Nadia Akacha, on estime que ces accusations s’adressent aussi, et surtout, à la France où vivent près de 700 000 Tunisiens, dont une bonne partie sont des binationaux. Si le président Saïed évite de nommer les pays qu’il estime hostiles à sa personne ou à son pouvoir autoritaire, ses partisans ne se privent pas, dans leurs interventions dans les médias audio-visuels, d’accuser clairement et nommément la France, et à un degré moindre les Etats-Unis, d’alimenter le «Saïed Bashing».

Tout cela pour dire qu’au-delà des questions habituelles de coopération bilatérale, les deux pays ont de bonnes raisons de reprendre langue, de se parler franchement et de dissiper les malentendus qui sont derrière le froid apparent qui caractérise leurs relations depuis quelque temps.  

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