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Syndrome de Bizerte : La justice est-elle au service du jihad ?

Le jihad et/ou la justice. 

Le juge de Bizerte, qui a condamné à la prison 4 jeunes non-jeûneurs, applique un droit transformé en bras séculier d’un terrorisme jihadiste que l’Etat est censé combattre.

Par Yassine Essid

La condamnation de quatre jeunes à 1 mois de prison pour avoir fumé ostensiblement une cigarette au mois de ramadan devrait interpeller en premier le ministre de l’Intérieur et son collègue de la Justice qui, au rythme où vont les choses, verraient bientôt leurs privilèges et leurs attributions de juridiction rigoureusement circonscrites.

En effet, et en vertu de l’injonction coranique, tout musulman a l’obligation, légitimée par le verset coranique, «d’ordonner le convenable et d’interdire le blâmable». Un tel devoir avait finit par transformer certains en directeurs de conscience et en inquisiteurs se prenant pour responsables de la réforme des mœurs de la communauté musulmane toute entière. Tout croyant se sentait dès lors parfaitement qualifié pour recourir au conseil, exhorter, admonester, réprimander, menacer, et même porter des coups contre tout contrevenant à la loi religieuse, sans avoir pour cela l’autorisation du pouvoir. Il peut aller jusqu’à exercer une remontrance critique contre le souverain lui-même.

Un engagement générateur de désordre

D’ailleurs le théologien, inspirateur idéologique des régimes autocratiques musulmans, Taqî ad-Dîn Ahmad Ibn Taymiyya, est mort en prison pour avoir appliqué scrupuleusement ce commandement qui devait selon lui être obligatoirement exécuté par la proclamation du jihad contre toute espèce de mécréance. Le calife Abbasside Al-Ma’mûn, un souverain éclairé et cultivé, avait estimé d’ailleurs que de telles initiatives produisaient plus de mal que de bien et qu’il fallait y mettre un terme : «innmâ nahaynâ aqwâman yaj’alûna al-ma’rûfa munkiran».

Mais un tel engagement, librement exercé, qui résulterait de l’appréciation personnelle et de la volonté d’une personne d’infliger un châtiment pour ce qu’il considère comme un péché commis en public, serait forcément générateur de désordre et une grave source de troubles politiques et sociaux. On n’a pas manqué d’ailleurs, en vue de modérer le zèle excessif de certains, d’invoquer un hadith attribué au prophète qui stipule : «Celui d’entre vous qui voit un acte blâmable, qu’il le change avec sa main; s’il ne peut pas, qu’il le change avec sa langue; et s’il ne peut pas, qu’il le change avec son cœur, et c’est le degré le plus petit de la foi». La main étant ici celle du législateur, calife ou cadi.

Faire coexister tout le monde

La croissance urbaine, le développement du commerce et l’augmentation de la population, notamment sous les califes abbassides, posaient constamment, dans un espace inextensible, le problème de son resserrement et d’enfermement à l’intérieur des murs de la ville musulmane. La nécessité d’échanges économiques permanents entre la cité et son entourage immédiat pour la subsistance, posait la question de son approvisionnement permanent. Enfin, la présence d’une population flottante et ambiguë d’artisans et des commerçants du «sûq», composée de brigands, de vagabonds et de marginaux mal intégrés, nécessitait une surveillance de tous les instants.

Ce petit peuple, cette «’âmma» est localisée dans l’aire des marchés qui passent traditionnellement pour de endroits suspects où le séjour était peu recommandé pour les croyants parce qu’ils étaient fréquentés par des gens dépourvus de sciences religieuses baptisés «al-sûqa».

De même qu’était repoussée aux portes de la ville les halles, pour leur nuisance, mais aussi parce qu’elles servaient aussi de point de ralliement pour les émeutiers lorsque la disette ou la cherté des vivres mettaient le peuple des villes en mouvement.

Comment gérer cette masse de problèmes? Comment faire coexister tout ce monde? Comment concilier l’obligation du culte avec la nécessité du quotidien ? C’est là qu’intervient le pouvoir public avec un délégué censé assurer la plus grande cohésion possible à cet ensemble hétéroclite: le «muhtasib».

Désamorcer l’ardeur des zélotes

Avec l’islamisation des institutions, et pour désamorcer définitivement l’ardeur des zélotes de tout poil, on a transformé cette obligation d’apostolat en une fonction publique, «wilâya». Ainsi, d’un devoir d’obligation personnelle «fard ‘ayn», auquel tout membre de la communauté est tenu, on est passé à un devoir d’obligation collective, «fard kifâya», qui impose à la communauté musulmane, considérée comme un tout, de disposer d’une magistrature pourvu qu’elle soit exercée par un homme digne de la remplir.

Aussi, celui qui n’était jusqu’alors que le prévôt du marché, «Sâhib al-Sûq», surveillant de l’artisanat et du négoce avec des attributions somme toutes modestes, était devenu un magistrat ayant compétence juridique et expérience, chargé, par délégation du souverain, d’exercer le devoir de la «hisba» une sorte de censure des mœurs appliquée dans l’aire du souk.

L’arrestation et la condamnation par un juge exalté du tribunal cantonal de Bizerte à l’encontre de quatre jeunes qui voulaient vivre libres de mœurs et de propos n’est là que pour nuire. Ces quatre «contrevenants» se retrouvent livrés ainsi à la pathologie insupportable, odieuse au vu de l’application du droit, dans la mesure où celui-ci sert désormais de bras séculier d’un terrorisme idéologique et jihadiste que l’Etat est justement censé combattre.

En tous les cas, et au point où vont les choses, ce n’est déjà plus l’unique exemple où, pour perpétuer une bigoterie qui s’estompe, on la charge d’une valeur morale qu’elle ne comportait guère à l’origine. Et dans l’esprit d’une justice expéditive, le verdict a survécu à la croyance qui l’a déterminé. C’est ainsi que, fumer en public au mois de ramadan est devenu, par une effroyable dévotion fourvoyée dans un attachement au détail, une atteinte à la pudeur.

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