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La Tunisie doit se bouger pour éviter le pire

Avec un gouvernement plus resserré, Chahed devra repenser de fond en comble la stratégie économique et initier de courageuses réformes.

Par Asef Ben Ammar *

La situation économique est empêtrée par un contexte politique paralysé par une feuille de route qui semble mener la Tunisie vers une impasse, pouvant compromettre la transition démocratique. Trois défis sont à relever.

Une collusion néfaste pour l’économie tunisienne

Le principal défi est politique et consiste à se défaire du piège de la fameuse Feuille de route, le Gouvernement d’Union nationale est devenu un obstacle au changement. Un gouvernement qui joue le statu quo et dont les membres craignent le changement et opposent leur veto pour tout et rien. Entre temps, l’économie tunisienne s’enfonce dans le rouge et ses performances avancent en reculant.

Nidaa et Ennahdha doivent jouer la saine compétition politique et mettre fin à leur collusion néfaste pour l’économie tunisienne. Ils doivent se séparer à l’amiable pour l’intérêt du pays. Ce faisant, ils peuvent aider le gouvernement à bouger et à agir, plutôt que de rester passif, paralysé par les jeux de coulisse et engourdi face à une économie en panne.
Ce couple contre-nature s’accroche mordicus au pouvoir et aucun des deux partis n’est en mesure de passer les intérêts du pays au détriment des siens.

Le deuxième défi est économique. La Tunisie est comme piégée par les échecs de l’économythe des ministres et conseillers ayant géré les portefeuilles économiques et financiers des dernières années.

Les résultats et bilans économiques des ministres ayant eu en charge les dossiers économiques, financiers et monétaires sont catastrophiques pour la démocratie tunisienne. Le chômage s’inscrit dans le paysage social; avec un taux global de 15%, plus de 30% chez les femmes et presque 40% chez les jeunes diplômés.

À cela s’ajoutent un déficit commercial béant, une dette brute étouffante (130% du PIB), une inflation explosive (5%), une croissance moribonde et un dinar qui se déprécie sans arrêt, grugeant le pouvoir d’achat et le bien-être social.

Le même marasme démobilise l’investissement, la productivité, le leadership, avec toutes les conséquences sur la confiance et les tensions sociales.

Tout indique que le contexte politique actuel plombe la dynamique économique, puisque faute de réformes cohérentes et courageuses, le gouvernement a tendance de gérer les dossiers économiques de manière erratique, aléatoire et morcelée par les intérêts partisans. Le gouvernement fait du «random walk», pour reprendre le langage de l’économétrie.

La Tunisie doit tourner la page aux politiques économiques n’ayant rien donné depuis 2011. Le gouvernement ne peut pas se permettre encore des errements aléatoires et un amateurisme patent dans la conception et la gestion des stratégies économiques.

Le troisième défi et le plus stratégique concerne la réhabilitation de la confiance citoyenne à l’égard des choix politiques et économiques. Sans confiance, l’investissement et la productivité ne peuvent aller de l’avant.

Plusieurs ministres, élus, partis politiques et cabinets ministériels sont rattrapés par des scandales éthiques, des conflits d’intérêts, des tensions malsaines qui n’arrangent rien au contexte.

Urgences et priorités d’un gouvernement remanié en profondeur

Le chef du gouvernement doit procéder rapidement à un remaniement ministériel élargi. Le nouveau gouvernement doit prendre conscience des défis à relever et doit s’inscrire dans le changement des façons de faire la politique, agir sur l’économique et stimuler les initiatives.

La première priorité a trait à la réhabilitation de la probité et de l’exemplarité de ses membres. Il s’agit d’afficher un engagement ferme contre tous les conflits d’intérêts, toutes les corruptions et collusions.

Le gouvernement doit mériter la confiance du citoyen, une confiance malmenée par les scandales à répétition, les incompétences et le manque de leadership chez de nombreux ministres responsables des dossiers économiques, monétaires et budgétaires. La Tunisie doit retrouver son statut de terre de civilisation(s) et de facto de terre de probité et de bienveillance.

Contre la collusion et la corruption, la rhétorique creuse et la gesticulation populiste ne suffiront plus, il faut des gestes concrets (sanctions exemplaires), des messages forts, des applications universelles n’épargnant ni les ministres, ni les élus, ni les proches du pouvoir. La lutte à la corruption constitue un investissement économiquement rentable.

La deuxième priorité doit valoriser l’investissement au détriment de la consommation improductive. Le pays s’endette de manière dramatique et une partie grandissante de la dette subventionne les salaires, la consommation ostentatoire (voiture de luxe pour les ministres, les cadres, voyages, etc.).

La Tunisie a besoin de rationaliser ses dépenses publiques, mobiliser l’épargne privée et réhabiliter l’esprit entrepreneurial. Le nouveau gouvernement doit promouvoir les initiatives individuelles et alléger les procédures de la création d’entreprises dans tous les secteurs économiques (arrêter les formalités en mille-feuilles).

Le secteur informel dispose d’une considérable épargne thésaurisée. Le nouveau gouvernement doit inciter et sécuriser cette épargne pour qu’elle se traduise en investissements productifs.

La nouvelle équipe responsable de l’économie doit tout faire pour faire croitre l’investissement privé. Forte de plus de 1,5 million d’expatriés, la diaspora tunisienne à l’étranger peut faire plus, et les partis politiques doivent montrer moins d’indifférence à l’égard de cette réserve stratégique pour l’investissement.

La troisième priorité doit porter sur la productivité et sur la réhabilitation de la valeur du travail. En matière de productivité et de l’engagement pour la production et l’innovation (biens et services), la situation actuelle est préoccupante.

Le gouvernement doit arrêter de regarder ailleurs pour augmenter la productivité et son taux de croissance. Le pays gruge de compétences découragées et de talents démotivés. Le chômage des jeunes diplômés est injuste et impardonnable pour les gouvernements ayant géré la Tunisie post-2011.

La Tunisie a besoin qu’on la réconcilie avec le sens du travail et de l’innovation. Le gouvernement doit arrêter de subventionner le travail improductif (les chômeurs déguisés) ; il doit célébrer l’effort productif, récompenser la pénibilité et valoriser le mérite de sa force de travail.

Ce gouvernement doit développer une politique dédiée au travail et à l’innovation dans ses différentes formes : nouveaux produits, nouveaux processus, nouvelles organisations, etc.

Les politiques de formation professionnelle ont besoin d’une rénovation et une refonte globale. En l’état, ces politiques ne suffisent plus, surtout quand la motivation au travail constitue le maillon le plus faible de l’économie. Il faut motiver et promouvoir des normes de productivité plus flexibles et plus décentralisées.

Il faudra repenser le droit du travail, l’État ne peut pas employer tous les actifs, et cela n’est pas son rôle. L’État doit inciter la production et se retirer des activités économiques pouvant être assumées par les initiatives privées. La croissance et les exportations profiteront de ces gains de productivité.

La quatrième priorité concerne la modernisation de l’administration publique. L’administration publique est rongée par la corruption, par la pléthore, par la fossilisation des procédures et par une hiérarchie accablante uniquement motivée par les procédures et point par les résultats.

L’administration publique tunisienne n’est plus apte à jouer son rôle de levier de mise en œuvre des politiques publiques. Elle est devenue un fardeau et une entrave pour les nouvelles politiques publiques.

La plupart des politiques initiées depuis l’avènement du changement de 2011 sont simplement avortées par une administration publique archaïque et anachronique. Une administration corrodée par l’absentéisme, le copinage et la résistance aux changements et technologies nouvelles.

Le gouvernement en ligne n’a aucune chance de voir le jour si rien ne change au niveau des structures et valeurs de l’administration. Le gouvernement en ligne touche aux intérêts privés des fonctionnaires adeptes du moindre effort, engraissés par les dividendes de la lenteur administrative et les procédures redondantes.

Le prochain gouvernement doit avoir le courage de contrer l’immobilisme de l’administration publique. Ce «dinosaure» qui gruge l’essentiel des impôts des citoyens (pour payer des salaires d’absentéistes) a besoin d’une refonte globale, et ce par le biais d’une nouvelle Loi sur l’administration publique.

Une nouvelle loi sur l’administration doit aider à moderniser les processus, les valeurs et promouvoir une gestion axée sur les résultats et évaluée de manière systématique.

La tâche est immense, mais stimulante. Chahed et Caïd Essebsi le savent : la Tunisie n’a plus le choix, le chantier de la refonte de l’administration conditionne le succès de toutes les autres politiques publiques et autres chantiers.

La cinquième priorité concerne le renforcement du leadership des ministres. La Tunisie doit être gérée par des décideurs dotés d’un leadership mobilisateur. La Tunisie post-2011 a vu passer plus de 270 ministres, dans le cadre de 7 gouvernements successifs. Les observateurs et analystes de la scène politique déplorent que les processus de désignation de ces ministres ne tiennent pas compte des attributs liés au leadership.

Des ministres sans envergure, sans capacité de mobiliser, des ministres qui sortent de nulle part, sans expérience en gestion, sans crédibilité incarnée et sans charisme stimulant.

Le gouvernement remanié ne doit pas compter de ministre dont la seule force est la capacité de nuisance politique. Le nouveau gouvernement doit être constitué de personnalités compétentes et fiables dans la conception et la gestion des politiques publiques.

Pour être fiable et crédible, le prochain gouvernement doit compter dans ses rangs des ministres ayant, en plus des compétences techniques, beaucoup de pragmatisme mobilisateur, leur permettant de gérer les dossiers en étant loyaux uniquement et exclusivement à la Tunisie. Pas au parti les ayant désigné, pas aux lobbys et encore moins au pays étranger les ayant adopté et formaté pour servir ses intérêts.

Chahed qui présidera, sans aucun doute, le prochain gouvernement n’aura pas les mains totalement libres pour décider de tous les nouveaux membres rentrants (des sortants aussi). Il n’aura pas, non plus, la tâche facile, quand vient le temps de prendre des décisions douloureuses envers les puissants lobbys et barons de la corruption.

Avec un gouvernement plus resserré (au maximum une vingtaine de ministres), la Tunisie devra repenser de fond en comble sa stratégie économique et initier de façon urgente et courageuse plusieurs réformes majeures, plusieurs fois annoncées mais jamais initiées.

* Ph.D., analyste en économie politique.

 

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