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De la nécessité de renforcer les pouvoirs du chef du gouvernement

 

Ghannouchi, «Ayotallah et commandant suprême», continue de narguer le chef du gouvernement, Youssef Chahed, et de lui imposer leurs calendriers, priorités et logiques.

Par Asef Ben Ammar *

De manière surprenante, le parti Ennahdha annonçait la semaine dernière que le remaniement ministériel, tant attendu, ne peut être que partiel, et que l’évaluation de la performance des ministres en exercice se fera uniquement à l’aune des engagements la Feuille de Route de Carthage (FRC), et aucunement au regard du discours d’investiture du chef du gouvernement Youssef Chahed, tenu à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), fin août 2016.

Des mauvaises nouvelles pour la Tunisie et un autre coup de massue pour la transition démocratique. Regardons pourquoi!

Un message codé, pour deux bravades !

En termes décodés, Rached Ghannouchi assène une double bravade au chef du gouvernement. La première bravade somme le chef du gouvernement de ne pas procéder à un remaniement ministériel élargi. Le parti de Ghannouchi ajoute qu’il faut attendre les élections municipales et passer, dans tous les cas, par les partenaires signataires de la FRC, avant de procéder à un remaniement élargi. Selon Ennahdha, le chef du gouvernement ne peut pas remanier son gouvernement et ne peut que pourvoir les postes ministériels vacants, ni plus ni moins!

La deuxième bravade a trait à l’évaluation de la performance des ministres en exercice. Ghannouchi postule que cette évaluation ne peut pas se faire au regard du discours d’investiture du chef de gouvernement, avec prise en compte des objectifs et mandats assignés par le chef du gouvernement aux ministres lors de leur nomination.

Ghannouchi prétend aussi que l’évaluation de la performance des ministres ne peut se faire qu’à l’aune des principes et critères de la FRC, ceux convenus avec des partenaires rassemblés de façon ad hoc (élus et non élus), et sous l’égide direct du président Béji Caïd Essebsi.

Ces déclarations tombent mal, coïncidant avec un contexte où toute la Tunisie attend impatiemment le remaniement ministériel, annoncé depuis le mois de juin. Encore une fois, Ghannouchi ose défier le chef du gouvernement en imposant son calendrier, ses priorités et sa logique. Il se permet d’agir en «Ayotallah et commandant suprême» qui décide et qui peut imposer ses diktats au gouvernement.

Cela tombe mal aussi parce que l’économie tunisienne commence à décrocher sérieusement, avec quasiment tous les voyants du tableau de bord qui ont viré au rouge (chômage, inflation, double-déficits, dettes, décote de la Tunisie, dévaluation, baisse des réserves en devise, etc.). Une situation économique qui impose de nouvelles approches et de nouvelles compétences ministérielles; impossibles à mobiliser autrement que par un remaniement ministériel élargi et urgent.

Ce que propose Ghannouchi déroge à l’esprit et à la lettre de la Constitution; celle-ci accorde au chef du gouvernement une marge de manœuvre plus importante, plus axée sur les résultats et éloignée des tiraillements partisans et autres marchandages occultes entre les partis politiques.

Feuille de route de Carthage, l’impasse!

Ghannouchi met de l’huile sur le feu! Il ajoute à la crise économique une crise politique, autrement plus néfaste. Valorisant sa majorité d’élus au parlement, suite à l’implosion du Nidaa, Ghannouchi bombe le torse et hausse le ton. Très probablement parce que la sous-performance des ministres issus d’Ennahdha est pointée du doigt, notamment au regard de l’échec patent en matière d’incitations au travail, de formation professionnelle, de création d’emplois ou encore en matière de réduction du déficit commercial et de promotion des exportations. Peut-être aussi que les candidats proposés par Ennahdha pour les postes clefs visés par le remaniement souhaité ont été jugés irrecevables et incompétents.

Cela dit, la posture d’Ennhadha déroge aux standards et aux principes régissant une gouvernance axée sur les résultats, motivée par la performance et évoluant dans la flexibilité des équipes ministérielles et des actions à mener.
Quasiment, tous les manuels de science politique nous apprennent qu’un gouvernement fonctionne comme une équipe de sport collectif, il faut un entraîneur qui motive, qui gronde et qui remplace, le cas échéant, les moins bons par d’autres, mieux entraînés et plus performants.

Tout indique qu’en agissant de la sorte, Ennahdha veut déconnecter le chef du gouvernement de ses engagements et promesses tenus lors du discours d’investiture. Le tout pour mettre la main sur le volant de la gouvernance (volant tenu en principe par Youssef Chahed); et imposer sa ligne de conduite sur les ajustements à venir, sur les décisions à prendre, sur la gestion des performances, sur la gouvernance des contingences et sur la définition des priorités de l’agenda politique.

La position de Ghannouchi en dit long sur son opportunisme politique et sur son incompréhension des enjeux de l’heure: une économie quasiment en panne d’avenir, des citoyens qui perdent espoir et une transition démocratique aux abois.
La posture de Ghannouchi a cependant un mérite. Elle met au grand jour l’impasse générée par la Feuille de route de Carthage.

Une bouée devenue un boulet!

La FRC est censée être un mécanisme ad hoc de coordination permettant d’outiller l’action gouvernementale d’une vision stratégique (orientations et objectifs), d’une démarche organisationnelle (partage des responsabilités, moyens, instruments, pouvoir) et d’une planification opérationnelle (qui fait quoi, qui apporte quoi, etc.).

Mais dans la pratique, la FRC est devenue progressivement un prisme de chantage, une plateforme de résistance aux changements et un magma d’incohérences dans l’action gouvernementale. La FRC était conçue et communiquée comme une bouée de sauvetage de l’économie tunisienne. Elle est désormais un boulet qui traîne vers le bas la gestion gouvernementale des politiques publiques, empirant encore plus les problématiques économiques.

Deux aberrations expliquent pourquoi FRC est passée de bouée à boulet.

La première a trait au caractère hétéroclite des partis présents au sein du gouvernement engendré par la FRC. Comme l’Arche de Noé, toutes les sensibilités politiques ont été embarquées dans le mécanisme de la FRC, certaines sensibilités non présentes au sein du parlement ont grâce à la FRC obtenu des postes ministériels importants leur permettant de gouverner sans disposer d’aucune légitimité issue des urnes.

Par le jeu de la négociation (véto, alliance, chantage, etc.) et par les contingences de l’exercice du pouvoir, les différentes sensibilités politiques présentes au gouvernement finissent par livrer des politiques publiques qui s’écartent des promesses électorales tenues par chacun des partis présents.

Il y a ici une grave rupture et un écart sans cesse grandissant (gap) entre les attentes citoyennes (exprimées par le vote) et les consensus obtenus au sein du gouvernement pour contrer un problème et le solutionner de tels ou tels autres instruments de politiques publiques.

Dit autrement la FRC trahit le vote du citoyen et lui propose des politiques publiques pervertis pour lesquelles il n’a pas voté. Ceci explique largement la déception et l’insatisfaction des citoyens face aux politiques gouvernementales et face au gouvernement de manière générale.

En somme la FRC a enfanté un mécanisme monstrueux basé sur une coalition atypique faisant cohabiter les plus incompatibles et les plus antinomiques, pour gouverner un bateau qui chavire de plus en plus! La FRC est basée sur une vision naïve de la coordination, puisqu’elle nivelle par le bas et met sur le même pied d’égalité des forces inégales en légitimité électorale et en compétence opérationnelle.

La deuxième aberration de la FRC tient au choix du chef du gouvernement. En l’état, le chef du gouvernement n’est pas un élu et est désigné pour gouverner, sans avoir la légitimité des urnes et savoir quelle cause défendre (en priorité) et quel type de politique il doit livrer pour honorer ses promesses électorales.

La FRC confie le poste du chef de gouvernement à un non-élu, tout en restant parrainée par Caïd Essebsi, un président élu démocratiquement pour 5 ans, et devant composer avec un régime politique plutôt parlementaire, où c’est le chef du gouvernement qui gère les politiques publiques.

Chahed face à l’arrogance de Ghannouchi

Dans les faits, la FRC a augmenté les pouvoirs du président et des partenaires au détriment de ceux du chef de gouvernement. Ce dernier apparaît de plus en plus comme un sous-traitant désigné pour constituer et diriger un gouvernement où chaque parti et partie prenante dispose d’un certain nombre de postes ministériels (quota fixe). De nombreux observateurs n’hésitent pas dénoncer la FRC, en tant que mécanisme ad hoc et inconstitutionnel.

Grâce à la FRC, les ministres peuvent jouent les agents doubles, agissant un peu pour le gouvernement et consacrant l’essentiel de leur effort (et actions) au service de leur parti (pour ne pas dire la rue et la dissidence).

Les ministres peuvent se permettre les erreurs, les abus et les incompétences sachant qu’ils relèvent plus d’un mécanisme politique (FRC), tout en ayant les pleins pouvoirs sur des mécanismes de gouvernance (ministère, etc.), sans s’exposer à la rigueur de l’évaluation de leur performance par le chef du gouvernement.

C’est un peu cela que le parti Ennahdha a voulu défendre et perdurer en s’attaquant aux pouvoirs du chef du gouvernement, en matière de remaniement et d’évaluation de ses ministres et politiques publiques.

Dans les faits, la FRC apparaît comme un mécanisme inconstitutionnel, un leurre et un piège tendu par certains partenaires, dont Ennahdha, pour grignoter toujours plus de pouvoir et de contrôle sur la gouvernance des politiques publiques.

Pour Ennahdha et pas seulement, la FRC constitue un levier qui permet d’avoir les pouvoirs qu’ils n’ont pas pu obtenir par les élections ou pour des raisons de séparation des pouvoirs dans la Tunisie démocratique.

Jusqu’à quand doit-on vivre les méfaits et les supplices de cette FRC et doit-on s’en défaire avant qu’il ne soit trop tard?

Répondre à ces questions permettra de renforcer les pouvoirs de gouvernance du chef du gouvernement. Cela permet aussi de faire barrage aux velléités de Ghannouchi et du parti Ennahdha, qui s’immiscent et avec arrogance dans les champs de compétences du chef du gouvernement.

* Ph.D, Analyste en économie politique.

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