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Youssef Chahed sur une corde raide

Youssef Chahed va-t-il se laisser bouffer par les vieux loups: Béji Caïd Essebsi et Rached Ghannouchi ?

Même s’il doit faire face aux «tirs amis» de Nidaa et Ennahdha, Youssef Chahed doit comprendre qu’à trop tergiverser, il risque de perdre de vue l’essentiel, à savoir que l’Etat… c’est lui.

Par Yassine Essid

Si Béji Caïd Essebsi (BCE), premier président d’une première république régie par une première constitution démocratique, aspirerait être conduit un jour au panthéon des grands hommes qui ont façonné l’histoire de leur époque, qu’il y renonce à jamais.

Les manœuvres du vieux renard

A quoi l’histoire s’intéresse-t-elle pour considérer que tel a plus de raison que tel autre pour bénéficier de cette dignité? Qu’une personne serait jugée quelconque alors que, grâce à une autre, l’humanité est entrée dans une nouvelle phase de son développement? D’ailleurs, si certains des thuriféraires de BCE décidaient un jour d’ériger en souvenir de son passage à la tête de l’Etat une plaque commémorative, elle serait aussitôt déboulonnée. Car, pour susciter le sentiment de reconnaissance et de gratitude d’un peuple, il faut au moins que le récipiendaire de cette distinction posthume ait fait preuve d’une exigence d’exemplarité éthique et politique dans la conduite des affaires publiques.

Les déceptions causées par la «troïka», l’ancienne coalition gouvernementale conduite par le parti islamiste Ennahdha (2012-2014), n’ont pas besoin d’arguments supplémentaires que la raison puisse employer pour établir son bilan. Cet épisode a été désastreux à plus d’un titre, à reléguer dans la poubelle de l’histoire.

Là où la réflexion serait en revanche largement sollicitée, c’est à propos du règne de la dynastie Caïd Essebsi et le beau gâchis dont nous avons encore le nez dedans. L’arrivée au pouvoir de l’ancien ministre de Bourguiba, renforcée par un parti vainqueur et une coalition majoritaire à l’Assemblée, était avant tout la victoire sur une idéologie réactionnaire qu’Ennahdha voulait imposer à travers l’instauration de la charia dans la gestion de la cité tout en vouant aux gémonies la laïcité.

Cette victoire par les urnes avait généré de grandes espérances. D’abord la fin proche de la désorganisation sociale et le rétablissement de la primauté de la loi. Elle signifiait ensuite le retour à régularité et à la cohésion, dans un univers qui en était dépourvu, le triomphe sur l’incohérence politique et l’incompétence économique et managériale d’un Etat dirigé par un prédateur collectif. Bref, elle donnait le sentiment d’avoir épargné au pays l’imminence des pires hécatombes.

Sur ce chapitre, beaucoup était à faire pour le nouveau régime : dénoncer les abus passés, rappeler les déviances des gouvernements précédents et abroger toutes les lois scélérates et liberticides. En somme, rompre définitivement avec le legs des islamistes, voire les affaiblir suffisamment pour qu’ils ne se relèvent plus, en veillant à ce que la nouvelle politique menée soit conforme aux engagements pris et aux défis à relever.

Le reste est désormais archiconnu. Il procède d’une mécanique qu’on avait longuement démontée souvent sous l’angle de son fonctionnement interne et de son enracinement dans le paysage politique.

Les caprices du fils prodigue

BCE était censé intervenir, comme le dictait la constitution, pour commémorer des événements passés, représenter le pays dans les instances internationales, s’adresser au peuple dans les moments difficiles pour rassurer ou menacer, et débrouiller des crises en rapprochant des attitudes opposées, en prenant les mesures appropriées et en fournissant d’idées nouvelles toutes les cervelles vides.
Mais BCE ne l’entendait pas de cette oreille. En vieux renard, il avait préféré l’intrigue à la loyauté, les actions savamment combinées à la moralisation et à la transparence dans l’action politique, les alliances contre-nature au détriment du renforcement de son parti et la valorisation de l’engagement de ses partisans.

Pour ce faire, il commença par introduire en politique un fils désoccupé qui traînait jusque-là une vie de non sens, sans dignité et sans futur. Se préoccupant peu de son image publique de fils à papa, Hafedh Caïd Essebsi, un rejeton capricieux et gâté, usant des techniques propres à altérer le jugement, a vite fait de délester un père vulnérable du mouvement politique dont il a été le fondateur incontesté.

Cet abus de faiblesse a conduit le père à tolérer un comportement dont il ne pouvait apprécier la portée. La suite est connue. Nidaa Tounes éclata aussitôt en autant de groupuscules dissidents, sans identité, qui arborent fièrement de nouvelles appellations sans signification, essayent vainement de se reconstruire un sens, s’agitent, s’embrouillent dans des discours confus, vivent dans des territoires d’exclusion, sans ressources et sans avenir, se mettent en scène verbalement mais peinent à trouver des repères mobilisateurs dans un paysage politique surencombré.

Un chef de gouvernement réduit au rang de subalterne

Qu’attendent généralement les électeurs d’un chef d’Etat élu au suffrage universel? Qu’il respecte la constitution et réhabilite la modernité politique. Autrement dit, qu’il soutienne et laisse travailler un chef de gouvernement responsable uniquement devant les représentants de la nation.

Au lieu de cela, BCE s’accorda les pleins pouvoirs, fit du Premier ministre son subalterne, et erra dans ce jeu malsain entre ses thuriféraires et son digne acolyte, Rached Ghannouchi, président du prti Ennahdha, devenu son complice, qui laisse faire et fait faire. Esprit habile, ce dernier n’hésite pas à travestir son accoutrement et ses pensées, toujours pour les besoins de la cause.

Les deux s’accordent sur le choix du premier chef de gouvernement, Habib Essid. Quoi de mieux en effet qu’un ancien collaborateur, formé à la prestigieuse école de BCE et de Hamadi Jebali, premier chef de gouvernement islamiste? Un homme sans envergure ni personnalité, obéissant et discipliné, qu’ils finirent d’ailleurs par jeter comme un vieux torchon parce qu’il a eu l’outrecuidance de manifester un jour timidement son existence.

Le deuxième promu, Youssef Chahed, au départ fort de l’aval à la fois des Caïd Essebsi et du leader islamiste, a réussi à tenir une année dont il pourrait en compromettre la prolongation par ce qui passe pour une inadmissible impertinence.

Jusque-là docile, ce garçon bien élevé, répondait volontairement à un étrange rituel hebdomadaire, nullement compatible avec la constitution, en allant au palais de Carthage recueillir les précieuses directives du chef de l’Etat.

Youssef Chahed face aux «tirs amis»

Faisant preuve d’initiative et de courage, il se mit, sans coup férir, en devoir de faire la guerre à la corruption, aux exactions et aux abus de toutes sortes, en jurant de mener cette bataille jusqu’au bout.

Depuis, les révélations d’«affaires» se multiplièrent, et il ne se passe une semaine sans que des histoires de pots-de-vin, de malversations et d’évasions fiscales, touchant des personnalités «hauts placées», qui ont confondu l’intérêt public avec l’intérêt privé en faveur de ce dernier, éclatent au grand jour. Chacun de nous, d’ailleurs, pourrait sans difficultés illustrer ce phénomène par de nombreux témoignages vécus.

Bien qu’applaudie par un peuple excédé par les «affaires» restées impunies et par l’arrogance des barons du trafic illicite, la détermination de Youssef Chahed n’amusa qu’à moitié une grande partie de la classe politique qui était loin d’être irréprochable. Il fut d’ailleurs, et à maintes reprises, sommé de ne pas aller trop loin dans cette partie de chasse qui pourraient lui valoir des «tirs amis».

Le projet de remaniement du gouvernement, touchant surtout les ministres délégués par Nidaa Tounes et Ennahdha, et leur remplacement par un gouvernement technique, fut jugé comme une provocation vengeresse par les uns, et une discrimination politique par les autres.

Dans ce climat délétère, où se mêlent les «affaires» et les invectives, Youssef Chahed, qui, sans nul doute, croit encore qu’un homme politique dans ce pays pourrait en toute quiétude contribuer au bien-être général de la société, a poussé trop loin les limites du convenable, devenant pour beaucoup de gens un obstacle qu’on doit surpasser.

Qui remanie quoi et pour le compte de qui ?

Pendant que le chef de gouvernement, qui danse sur une corde raide car jugé dès lors ingrat et prétentieux, s’affaire sur les dossiers du quotidien, BCE consulte à sa place pour former le prochain gouvernement. Un observateur, même peu attentif au cirque politique, ne manquerait pas de remarquer le défilé incessant des représentants de tous les partis ou pseudo-partis, tel, par exemple, celui d’un illustre Kamel Morjane dont les membres rempliraient à peine un minibus.

Alors? Remaniement partiel, comme l’exige Ennahdha? Remaniement total mais de compétences, comme le souhaite Youssef Chahed? Ou bien remaniement politique comme le demande fermement Hafedh Caïd Essebsi?

Voir Béji Caïd Essebsi et Rached Ghannouchi se disputer les bons offices de l’ex-dirigeant RCDiste Mohamed Ghariani pour séduire des destouriens indécis, en dit long sur l’infernale entreprise de trucages et de mensonges et les équivoques savamment et diaboliquement entretenues par les deux complices qui sévissent depuis leur pacte de Paris. Pendant ce temps, la meute des ennemis de la compétence et de la probité en politique continuent à mener à plein gosier leur concert furibond.

Même si par le passé, nous eûmes fortement critiqué Youssef Chahed qu’on jugeait timoré et qui fatiguait à force de scrupules et d’interrogations, auquel on reprochait son insupportable docilité face aux duplicités des Caïd Essebsi, incapable de prendre ses distances et de fixer ses repères, rappelons-lui qu’il est désormais réduit à ses seuls moyens : un contre deux. S’il a déjà trop hésité, s’il a le cœur déchiré et les bras sans courage, qu’il sache, jusqu’à preuve du contraire, que l’Etat… c’est lui.

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