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‘‘El Jaïda’’ de Selma Baccar : Un film populaire de qualité

Souhir Ben Amara.

Le dernier film de Selma Baccar est à saluer, car il contribue à restituer un pan de notre histoire et à alimenter la mémoire collective tout en défendant la cause des femmes.

Par Abdelfatteh Fakhfakh *

La cinéaste tunisienne Selma Baccar pourrait reprendre à son compte les propos du cinéaste mauritanien Abderrahmane Sissako, l’auteur de ‘‘Bamako’’ et de ‘‘Timbuktu’’, définissant la recette d’un cinéma populaire de qualité, qui réussit à séduire et à convaincre : «Mon intention est populaire, pourtant je fais du cinéma d’auteur. Le public peut prendre goût à ce qu’on lui offre, même si c’est du cinéma d’auteur. Il faut en général éviter l’uniformisation», disait-il.

Il est certain que Selma Baccar adhère à ce choix et y croit, à un point tel que son film réussit à séduire et à convaincre le large public, les amoureux du 7e art et les plus exigeants des cinéphiles. Car ‘‘El Jaïda’’ a tout pour plaire : une histoire qui bouge, qui évolue et où quasiment rien n’est téléphoné. On y va de surprise en surprise. Les personnages ont l’épaisseur qui convient pour que nous y croyions; ils sont en un mot vraisemblables; ils ne sont dépeints, ni superficiellement, ni en une profondeur «bergmanienne», même si certains personnages secondaires sont, à juste titre, caricaturaux à souhait (nous pensons par exemple aux «cadhis» ou juges).

L’institution du mariage: une affaire d’hommes. 

Restituer une époque sans tomber dans le passéisme

‘‘El Jaïda’’ est un film d’époque. Les reconstitutions y sont heureuses. Si les nostalgiques pourraient être comblés, l’évocation du passé est faite ici sans complaisance, et n’est pas tombée dans le piège «passéiste». On est loin de cet esprit tourné constamment vers le passé : «Ah ! Comme c’était mieux avant, c’était la belle époque !»

Selma Baccar restitue le passé (les années ’50 en l’occurrence), et si elle met en scène avec beaucoup de délicatesse certaines facettes de la vie des Tunisoises et des Tunisois fortunés et la «douceur de vivre» qui la caractérise, elle souligne à maintes reprises, en arrière-fond, un pays où l’on se bat contre la domination coloniale et où règne au quotidien une permanente tension entre les autorités d’un côté et le peuple et ses leaders, de l’autre côté, et surtout le sort peu enviable vécu par les femmes.

Une prison pour femmes rebelles.

Lever le voile sur la condition faite aux femmes à l’époque

Selma Baccar décrit la brutalité de l’occupant, la traque des milieux et leaders nationalistes, la répression qui s’exerce sur eux, tout comme elle nous donne à voir la vie de certains milieux, celui de quelques familles de la bourgeoisie tunisoise, ou celle de certains cercles fermés dont, précisément, Dar Jouad (prison de femmes), le lieu central où se déroule la majeure partie du film.

Quatre femmes se retrouvent dans cette prison dans les années ‘50, soit huit mois avant l’indépendance (entre octobre 1954, à la veille de la déclaration de l’autonomie interne, et juin 1955, suite au retour triomphal de Bourguiba).

Ces femmes n’ont pas le même âge et ne sont pas du même milieu socioculturel, toutefois elles se retrouvent dans ce lieu et se voient obligées à cohabiter ensemble sous la terrible autorité de leur geôlière.

Nous voilà plongés dans la vie au sein de ce lieu sinistre, là où des femmes sont là parce qu’elles sont punies par leurs époux, et sont amenées à partager peines, secrets et douleurs.

Les cadhis font régner la loi des mâles. 

Un film d’auteur… un engagement «collectif»

Le film tient sa force de la maîtrise de la cinéaste sur son film, du début jusqu’à la fin, du scénario, dont Selma Baccar, la réalisatrice, est l’auteur, jusqu’au montage final, celui-ci étant signé de main de maître par Kahena Attia et entériné par la réalisatrice.

Le film est à ranger dans la catégorie du film d’auteur tout en ayant le «cachet» d’une œuvre «collective», dans ce sens où tout le monde semble s’y être investi, les techniciens autant que les acteurs et les actrices, voire même des ami(e)s venues en tant que figurants «historiques», prêter main forte à Selma Baccar, etc.

La maîtrise est ici synonyme d’une excellente direction d’acteurs, d’une capacité à restituer des ambiances, à faire surgir de la poésie, des émotions, des résonnances, à donner à voir des lieux, des visages, à faire entendre des bruits, des voix et des sonorités tant familières qu’étranges…

Selma Baccar au milieu de son équipe: une oeuvre vraiment collective.

De l’émotion, de la poésie et de l’humour

Même si la facture du film demeure en majeure partie classique (ce n’est en rien péjoratif), le film flirte parfois avec le registre expérimental, et on se laisse séduire par un flux permanent d’images, belles, lumineuses, colorées et par moments, «sombres», dominées par le gris, annonciatrices de moments «durs» et difficiles…

Ces images défilent en général, doucement, sans rupture brutale, à quelques exceptions près, agrémentées le plus souvent, de dialogues subtils et d’un humour fin, frais et salvateur…
Au-delà de sa valeur fictionnelle, le film est à saluer, car il contribue à restituer un pan de notre histoire et à alimenter la mémoire collective tout en défendant brillamment la cause des femmes.

C’est un cri contre l’oubli dans ce sens où il retrace les conditions dans lesquelles les femmes étaient brimées il y a quelques années, sans droits et réprimées au moindre écart, en un mot chaque fois qu’elles voulaient se soustraire à la domination de l’homme ou à des traditions archaïques les dépossédant de leurs droits d’êtres humains.

* Cinéphile et critique de cinéma.

  • Film de fiction, 110’, 2017, réalisé par Selma Baccar, produit par Inter Médias Production, interprété par Wajiha Jendoubi, Souhir Ben Amara, Fatma Ben Saidane, Salma Mahjoubi, Najoua Zouhair, Bilel El Beji, Khaled Houissa, Taoufik El Ayeb, Semia Rhayem, Raouf Ben Amor, Jouda Najeh, Abdelatif Khayreddine, Lotfi Abdeli, Mohamed Ali Ben Jemâa.

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